Euthanasie et objection de conscience

 

Le groupe ELLV à l’Assemblée Nationale a déposé le 13 juin dernier une proposition de loi (PPL) visant à assurer aux patients en fin de vie le droit de mourir dans la dignité (XIVe législature, n° 1140). Elle suit de quelques jours la PPL déposée au Sénat par un membre du groupe UDI, le 5 juin dernier, relative à l’assistance médicalisée pour mourir (n° 629).

 

Selon les termes de la députée du groupe EELV qui porte la proposition à l’Assemblée, cités dans un article de l’Express, il s’agit de « mettre la pression au gouvernement pour qu’il légifère plus rapidement ». On se rappellera que le Président de la République avait commandé au docteur Sicard une mission d’expertise sur ce sujet, dont le rapport lui a été remis décembre 2012. Il avait alors promis qu’un projet de loi serait présenté au Parlement en juin 2013. Cependant, le Président a également décidé de saisir le Comité consultatif national d’éthique, dont l’avis est attendu pour les prochaines semaines. Le calendrier a semblé être devenu, de ce fait, beaucoup plus flou.

 

Ces nouvelles PPL sont loin d’être les premiers projets parlementaires en ce sens. Si l’on s’en tient aux seuls textes depuis 2000, 5 PPL ont été déposées à l’Assemblée nationale sous la XIIIe législature (2007-2012)[1]. Précédemment, deux l’avaient été sous la XIIe[2] et une sous la XIe (n° 3499). Au Sénat, ceux ne sont pas moins de 10 PPL qui ont été déposées[3]. Soit, au total sur les deux chambres du Parlement, 20 propositions de lois[4] portant sur l’euthanasie depuis 2000, dont 6 depuis le 1er janvier 2012 (5 depuis qu’une nouvelle majorité de gauche est au pouvoir).

 

Ces projets de textes législatifs peuvent être analysés sous le seul rapport de leur prise en compte de l’objection de conscience. Toutes les PPL, en effet, la prévoient. Dans certaines d’entre elles, les termes « liberté de conscience » ou « clause de conscience » sont expressément utilisés dans le corps du projet, voire dans le titre. Chez les autres, notamment dans la totalité des plus récentes, le mot « conscience » n’apparaît pas. Il lui est préféré la périphrase : « Les professionnels de santé ne sont pas tenus d’apporter leur concours à la mise en œuvre… ».

 

L’étude de l’exposé des motifs de ces PPL est, à cet égard, intéressant. Ainsi, l’exposé des motifs de la PPL enregistrée le 13 octobre 2010 au Sénat sous le n° 31, énonce que : « Si nous comprenons que des professionnels de santé se refusent à pratiquer un acte d’euthanasie, nous considérons que ce refus, d’ordre personnel, ne doit pas avoir pour conséquence de priver le patient atteint d’une maladie incurable du droit fondamental de choisir le moment et les conditions de sa propre mort.

Plus largement, ceux qui sont opposés à l’euthanasie considèrent que cette dernière n’entrerait pas dans la catégorie des soins car elle ne vise pas à rendre « la santé au malade ».

Une telle objection n’est pas sans contradictions : s’interroger sur la portée de l’acte réalisé par le médecin pour le limiter à la seule amélioration de l’état de santé du patient remet en effet en question l’existence même des soins palliatifs qui, eux non plus, n’ont pas de visées curatives.

Pour notre part, nous considérons que la mort est inhérente à la vie et qu’elle n’est pas toujours la conséquence d’un dysfonctionnement physiologique. Ainsi le rapport du médecin à la mort est-il double : s’il est de son devoir d’éviter à son patient de succomber aux conséquences d’une affection curable, il lui revient aussi de l’aider dans cette phase naturelle et normale de la vie qu’est la mort.

Aussi nous estimons que l’euthanasie ne contrevient pas au serment d’Hippocrate, bien au contraire : il place, jusqu’à la limite ultime, le patient au cœur des actes médicaux réalisés par le médecin. »

 

On remarquera le manque de compréhension de l’objection fondamentale faite par la conscience, notamment médicale, à l’acte d’euthanasie légalisé dans cette PPL. Les soins médicaux ne visent pas seulement à rendre la santé au malade, mais à « prendre soin » : c’est bien plus large. Telle est d’ailleurs l’étymologie même, en latin, du terme « cura », le soin. En outre, les soins palliatifs qui, en effet, ne sont pas d’ordre strictement médical en premier lieu, visent quand même à améliorer l’état du patient, lequel ne se limite à son « état de santé ». La personne humaine n’est en effet pas réductible à son corps. L’objection de conscience des professionnels de santé ne se situe pas à ce niveau et relève d’une vision humaniste de la médecine, plus profonde qu’une vision technicienne. « Aider un patient à mourir » n’a rien à voir avec le fait de lui donner la mort.

 

Même lorsque le souhait de voir légaliser l’euthanasie ne se fonde pas sur une appréciation technicienne de la médecine ou matérialiste de la vie, mais au contraire, sur la dignité de la personne humaine – une dignité bien mal comprise et proprement violée en fait –, l’objection de conscience se justifie par la critique très précise du rapport entre la mort et la vie, et du rôle des tiers devant la souffrance d’une personne. Il n’est besoin de long développement pour voir que la relation d’inhérence établie entre la vie et la mort exige une critique philosophique très ferme et nécessairement préalable à tout texte juridique.

 

Enfin, l’objection de conscience se justifie encore, s’il était besoin de l’argumenter en la matière, par la logique juridique mise en œuvre. Les deux PPL déposées ce mois-ci l’illustrent (malheureusement) à merveille.

 

D’une part, il s’agit de consacrer l’absolutisation de la volonté individuelle, détachée de toute donnée naturelle. L’individualisme juridique, sur fond de relativisme éthique et de théorie des droits sans fondement autre que la liberté, trouve dans ce domaine, un lieu privilégié pour s’incarne : « Ce texte de loi propose surtout de respecter la primauté de la volonté proclamée du patient. (…) Le respect de la volonté du patient est donc érigé en principe fondamental pour les actes de soins. Il doit en être de même en matière de fin de vie. Chaque être humain, dans la situation décrite à l’article 1er de cette proposition de loi, a le droit de décider ce qui est bon pour lui. Il a le droit de décider de ce qui, pour lui, est la bonne mort ou la mort douce. »

 

On trouvera même, dans l’une de ces PPL, la mention de « l’exercice du droit fondamental de chaque être humain sur sa propre vie. » En un sens, il y a quelque chose de juste, car telle est la dignité de la personne humaine d’être « autonome », au sens étymologique du terme. L’objection de conscience rappelle alors que la dignité, la liberté et la volonté, la maîtrise sur sa propre vie, sont elles-mêmes finalisées et exigent, pour leur parfaite réalisation, l’intégration de leur substrat naturel, constitutif de normes objectives.

 

D’autre part, l’invocation de la « sécurisation juridique » qui couvre mal un reddition sans condition devant « la pratique » : « la pratique de l’euthanasie a déjà cours en France, mais d’une manière clandestine, pour répondre aux attentes légitimes de malades, de patients en fin de vie et en situation de souffrance. Il convient donc d’encadrer cette pratique afin d’éviter tout risque, tant pour le patient que pour le corps médical. » L’argument de la légitimité de la pratique sert à vider de toute force la loi actuelle pour exiger un changement, une adaptation nécessaire. Il faut « combler le fossé qui s’est instauré entre le droit et le fait ». En un sens, le débat est bien placé : il ne s’agit pas d’une question de pure légalité juridique, mais bien de légitimité, et il faut essayer de combler ledit fossé. Cependant, d’un côté la légitimité s’apprécie également, et sans doute d’abord, par rapport à la loi morale objective, d’un autre côté la loi n’a pas à courir en permanence derrière la pratique, sous peine de voir disparaître sa fonction éducative. Il est ainsi parfaitement juste d’affirmer que : « notre code pénal ne fait aucune distinction entre la mort donnée à autrui par compassion et celle préparée et infligée dans la plus noire intention, celle qui est qualifiée d’assassinat, et punie de la réclusion criminelle à perpétuité. » L’objection de conscience vise à rétablir le sens des mots et de la réalité : la compassion est aussi une intention (qu’il est donc très difficile et délicat de juger, puisque de fort interne). C’est bien le jugement de l’intention, qui ne peut avoir comme critère que le but non pas seulement recherché, mais encore effectif, qui compte.

 

On pourrait également citer l’invocation du droit comparé qui désigne toujours nécessairement les mêmes Etats, les plus sécularisés au monde, « courageux » pionniers en matière d’innovations sociétales et que la partie de la France dite « progressiste » rêve d’égaliser. Cette invocation est bien entendu complétée par le recours aux sondages, utile moyen de placer sous la protection de la bannière démocratique la légitimité d’une pratique illégale et point d’appui solide pour « ringardiser » le droit en vigueur : « cette législation est en contradiction totale avec les souhaits plusieurs fois exprimés, à l’occasion de sondages, par les citoyens de notre pays. Ceux-ci estiment, avec une remarquable constance, que sur ce point la loi, comme la déontologie médicale, sont devenues inadéquates, anachroniques, injustes. »

 

Les exposés des motifs de ces PPL en matière d’euthanasie l’affirment : « Très clairement, les médecins réclament un cadre d’intervention. Plus de 40 % d’entre eux ont été confrontés à une demande d’euthanasie et ils ne veulent pas que la société se décharge sur eux de ses propres responsabilités. » Pourtant, il est des médecins pour réclamer l’exacte inverse : l’objection de conscience, c’est-à-dire la reconnaissance de leur pleine responsabilité et l’impossibilité de fixer un « cadre » qui ne prendrait pas en compte les règles de la justice naturelle, élémentaire et objective. Toute la question de l’objection de conscience est là : rétablissement du sens exact des mots et des actes, de leur réelle mesure, refus d’une vision matérialiste de l’existence humaine et rappel de sa dignité inaliénable, rejet d’un individualisme absolutiste outrancier, mise en lumière du caractère pédagogique de la loi, souci d’objectiver et rationnaliser les décisions devant la submersion par une morale des émotions et des intentions, l’objection de conscience n’est pas une « exception » qui se soulève, au sens juridique du terme, ou une « opinion divergente ». C’est l’ultime résistance devant le caractère prométhéen du droit postmoderne et devant le drame de l’humanisme inhumain. Il est des matières où tout « cadre d’intervention » a un effet pervers, car il déresponsabilise les personnes.

 

On le voit, la situation est parfaitement analogue en matière de mariage : les officiers d’état-civil sont placés par la loi dans la même situation qu’elle place déjà les médecins en cas de demande d’IVG ou qu’elle risque de la placer en cas de demande d’euthanasie. La reconnaissance d’une liberté de conscience au bénéfice des professions médicales, qui n’a jamais fait défaut jusqu’à présent, rend d’autant plus incompréhensible son refus pour les officiers d’état-civil.

Louis-Damien Fruchaud


[1] Les PPL n° 857, 1344, 1498, 1814 et 2049.

[2] Les PPL n° 1120 et 1446.

[3] Les PPL n° 26, 297, 89, 65, 659, 31, 312, 586, 623 et 686.

[4] Beaucoup sont identiques, ou très proches en substance. Elles peuvent notamment avoir les mêmes auteurs, qui ont pu retirer une PPL pour en redéposer une autre par la suite, ou qui, de député, sont devenues sénateur, et ont déposé le même texte dans les deux chambres.

Mots clefs :
Publié dans : Documentations, Santé