A propos de l’ouvrage de Thierry de Vingt-Hanaps, Socrate contre Antigone, Faut-il obéir aux lois injustes ?, Pierre Téqui éditeur, 2014 (voir ici la présentation sur le site de l’éditeur).
Thierry de Vingt-Hanaps vient de publier un excellent ouvrage, dont on ne peut qu’encourager la lecture, sur la question délicate du refus d’obéissance à la loi injuste. Il s’agit plus précisément d’une réédition que l’auteur, philosophe de formation, a jugée opportune au vu des évolutions récentes de la législation en France, sur des sujets aussi cruciaux que la vie ou le mariage. Il ne s’agit donc pas d’un ouvrage de circonstance, inspiré des événements récents, mais bien d’une étude philosophique sur une problématique intemporelle mais hélas d’une profonde actualité, destinée à poser les bases d’une action réfléchie, ce dont nous avons bien besoin aujourd’hui. L’auteur prévient dans l’avant-propos que « cet essai in abstracto sur les fondements n’a pas pour effet d’affadir l’engagement in concreto, mais aura plutôt pour effet de l’éclairer, de l’enclencher ou de l’encourager pour porter loin et longtemps ».
Ce livre doit donc être lu à tête reposée, en prenant le temps de bien saisir, peser et intégrer les notions-clefs de conscience, de loi et d’obéissance, abordées à travers des questions qui constituent autant de parties ou de paragraphes de l’ouvrage : Qu’est-ce qu’obéir ? Faut-il toujours obéir à sa conscience ?, Qu’est-ce qu’une loi et qu’est-ce qu’une loi injuste ?, La loi injuste oblige-t-elle à obéir ? Ces questions sont abordées de manière précise et nuancée.
Nous nous contentons de faire quelques commentaires à partir des nombreuses pistes de réflexion que ce livre propose :
L’auteur nous rappelle d’emblée que l’obéissance est un acte volontaire. « L’obéissance est la manifestation de la libre décision de l’individu » d’acquiescer à ce qui est demandé. Voilà déjà un bon sujet de réflexion. Puisque l’obéissance est un acte volontaire, n’engage-t-elle pas pleinement l’individu, même s’il n’adhère pas au contenu de la loi qu’il applique ? Ainsi, écrit-il, « replacer l’obéissance dans le domaine de la volonté, c’est en ré-assumer la pleine responsabilité ». Elle ne disparaît pas sous prétexte d’obéissance à un supérieur.
Se pose alors la question du rapport entre la conscience et l’obéissance. On dit que l’homme doit toujours obéir à sa conscience, ce qui ne devrait pas poser de problème particulier si la conscience est toujours droite et suit ce que la raison détermine comme juste. Mais la conscience peut être lacunaire, dans l’ignorance, voire « dans la nuit », viciée. La loi et l’éducation sont là en principe pour l’aider. Selon l’auteur, « l’éducation permet à la conscience de ne pas stagner dans son imperfection, mais de progresser, ce qui est une condition pour que l’homme croisse en bonté, grandisse dans sa vie morale à mesure que sa conscience progresse dans la juste détermination du bien ». En principe, une bonne loi a le même effet, justifiant l’obéissance des citoyens. Au même titre que le malade obéit au médecin en suivant ses prescriptions, le respect de l’autorité, supposée compétente, nous conduit à obéir aux ordres qui nous sont donnés. Le fait d’obéir à quelqu’un d’autre à cause de notre ignorance ne constitue pas une abdication de la volonté et de l’intelligence. « Une telle obéissance, écrit-il, n’est pas un manquement à la conscience, ou à la raison. Au contraire, elle est la détermination de la raison, qui comprend qu’elle doit, avec humilité certes, suivre l’ordre de celui en qui elle reconnaît une supériorité rationnelle ».
Ainsi, l’obéissance à l’autorité politique peut s’appuyer sur plusieurs motivations : l’assentiment à une décision objectivement bonne pour la cité, la confiance due aux vertus ou aux compétences (quand elles existent bien sûr) des gouvernants, et enfin le simple respect non de la personne des gouvernants mais de la hiérarchie légale, c’est-à-dire de la fonction (président, ministre, policier, etc.) qu’incarne le supérieur. On ne peut laisser à tout un chacun la faculté de juger de la bonté de la loi pour lui obéir ou non.
Ces différentes motivations peuvent se conjuguer ou s’exercer séparément. Il faut bien distinguer la qualité objective de la loi de celle des gouvernants. Thierry de Vingt-Hannaps cite à propos saint Augustin : « une loi bonne peut être portée même par qui n’est pas bon », ou encore « la loi n’est pas mauvaise parce qu’elle est portée par un homme injuste et corrompu ». La loi peut aussi être déficiente, quelle que soit la qualité morale des gouvernants. On peut obéir à une loi civile imparfaite uniquement par respect des institutions, par exemple pour éviter un plus grand désordre, causé par le scandale public du refus d’obéissance. La nature de l’autorité de celui qui ordonne justifie ce comportement. Ce type d’obéissance, fréquent, compréhensible et même souvent louable et nécessaire, a pour inconvénient dans l’esprit d’un grand nombre d’assimiler l’obéissance à un acte de soumission à l’égard de la seule volonté des gouvernants, alors qu’en principe, l’obéissance à ces derniers est seconde par rapport à l’assentiment au bien, que la loi est censée viser.
On le voit, l’obéissance demande du discernement.
Au-delà de la simple imperfection, il faut examiner le cas plus difficile de la loi résolument injuste. L’injustice résulte de l’inadéquation de la fin de la loi par rapport au bien de la cité qu’elle est censée servir, ou alors de l’inadéquation des moyens par rapport à la fin juste poursuivie. Le lecteur comprendra qu’il s’agit là de violations graves de la loi naturelle dans ce qu’elle a de plus élémentaire (comme le respect de la vie humaine). La solution est alors très simple : Selon le théologien saint Thomas d’Aquin, « si la loi écrite contient quelque prescription contraire au droit naturel, elle est injuste et ne peut obliger ». En conséquence, le refus de se soumettre n’est pas à proprement parler une désobéissance. L’obéissance s’estompe donc lorsque la loi naturelle est gravement atteinte par une décision du législateur (droit positif) qui perd sa qualité de « loi ».
On entend parfois, trop souvent sans doute, qu’il vaut mieux accepter de se soumettre à des lois injustes afin de préserver la paix civile et les institutions. Une telle appréciation, bien plus confortable, passe totalement sous silence le fait pourtant visible que la paix civile ne peut reposer sur la pratique d’un mal objectivement grave. Quant aux institutions qui en facilitent l’exercice, elles perdent progressivement leur autorité. Sur cette question, l’auteur reprend l’analyse de saint Thomas d’Aquin : « Il est louable de causer discorde contre ce qui pose une mauvaise concorde ». Dans ce cas, le refus d’accomplir les actes injustes demandés s’appuie sur le véritable bien de la cité. C’est la voie dans laquelle s’engage l’objecteur de conscience, au nom de la loi naturelle.
Joël Hautebert