Il faut saluer le choix courageux du cardinal Barbarin d’avoir mis à l’ordre du jour d’une conférence/débat la question de l’objection de conscience. Sous son égide, la fondation saint Irénée organisait en effet le 24 mars dernier une réunion parisienne sous forme de questionnement : « Peut-on refuser en conscience des actes que la loi autorise ? ».
C’est au philosophe Jean-Noël Dumont[1] qui a fondé le Collège supérieur de Lyon[2] que revenait la charge de l’exposé introductif. Après avoir rappelé la primauté et l’inviolabilité de la conscience, Jean-Noël Dumont s’est attaché à faire une généalogie de la situation présente, tout le problème étant finalement enfermé dans la question posée : refuser des actes que la loi autorise. Ce refus est en effet perçu aujourd’hui comme une violence par celui à qui l’on exprime son refus. « Qui es-tu pour refuser à un sujet de droit le contenu de sa revendication ? », telle est en substance la manière dont s’exprime l’incompréhension majeure du phénomène de l’objection de conscience. Alors comment en est-on arrivé là ?
Il faut bien comprendre que le mot « loi » a changé de sens. Dans la conception classique, la loi dit le juste et est fondée sur la droite raison. Ce n’est plus le cas à l’époque moderne. La raison elle-même change de sens. Avec Hobbes par exemple, la raison n’est plus la mesure du vrai, du bien et du juste mais elle devient une simple capacité de calcul. La question politique à l’époque moderne est celle de la cohabitation des subjectivités. En effet la conception moderne met en avant les droits et son souci est de trouver un moyen d’assurer une cohabitation harmonieuse de ces droits. Mais pour éviter la guerre de tous contre tous, il faut une instance qui tranche et la modernité s’en remet pour cela au souverain. C’est donc l’Etat qui dit le droit et là où la conception classique admettait une marge d’interprétation et de tolérance, la conception moderne ne peut souffrir d’exception au risque de réanimer la guerre civile. Jean-Noël Dumont évoque ensuite le lent dépérissement de l’Etat qui aboutit aujourd’hui à transférer la décision à l’espace public. Tout est désormais réglé sur la base du compromis et de la négociation. La loi devient l’expression d’un compromis et pour l’atteindre il faut mettre en œuvre la négociation. La disparition de l’Etat dans son acception moderne s’accompagne d’une montée en puissance de l’opinion publique qui devient cet espace où tout se négocie. Cette mutation se manifeste dans le vocabulaire : le gouvernement cède la place à la gouvernance, le règlement à la régulation, la discussion se transforme en négociation et le juste en compromis. On rentre dans « la société du consensus et de la palabre ». Là où la loi classique « était tournée vers l’absolu et acceptait son caractère relatif », la loi moderne se fait relative tout en affirmant son caractère absolu. Quant au sujet, il devient un sujet de droit et le droit devient donc l’expression du sujet. Et un droit, c’est, rappelle le philosophe, « ce que l’on peut exiger des autres ». On comprend donc que l’objecteur soit un empêcheur de tourner en rond.
A partir de là quelles réponses peut-on esquisser ? Dans Evangelium Vitae, Jean-Paul II récuse toute valeur juridique à la loi moderne quand elle autorise ce que la loi naturelle interdit : « Les lois qui autorisent et favorisent l’avortement et l’euthanasie s’opposent, non seulement au bien de l’individu, mais au bien commun et, par conséquent, elles sont entièrement dépourvues d’une authentique validité juridique » (§74). Jean-Noël Dumont note qu’en condamnant ainsi la loi moderne sur la base d’une conception classique de celle-ci, Jean Paul II ne saisit pas la portée de ce que représente la transformation moderne de la loi. Alors s’il n’est jamais licite de collaborer, comment prendre en compte ce nouveau cadre pour y apporter une réponse adaptée ?
La première réponse consiste à poser son droit subjectif contre celui de l’autre. En m’obligeant à poser un acte que ma conscience récuse, on me fait violence. Je demande donc le droit à être toléré. Pour le philosophe, cette réponse est pauvre car « demander à être toléré c’est renoncer à se faire comprendre ». Il vaut donc mieux « être compris et rejeté que compris et accepté ». Finalement cette première réponse revient à rentrer dans le piège de l’absolutisation du relatif.
La deuxième réponse consiste à se faire comprendre en rentrant dans le « marché de la discussion ». Cette réponse est beaucoup plus exigeante car elle suppose de répondre de ses actes, voire d’aller sur le terrain de l’autre pour faire tout un travail de maïeutique. Jean Noël Dumont pose trois conditions pour que cette voie soit fructueuse :
– La pureté des moyens : il faut être irréprochable. SI l’on met en avant une posture morale, il faut être exemplaire au risque de perdre toute crédibilité.
– Mettre en œuvre des moyens originaux : pour se faire reconnaître il faut sortir des sentiers battus et user de moyens de communication nouveaux. A cet égard, Jean Noël Dumont évoque le succès que représente le phénomène des veilleurs.
– La miséricorde : si votre refus est interprété comme une condamnation, il ne sera pas entendu. Tout l’enjeu est donc d’éviter à la fois la tentation du renoncement mais également celle du pharisaïsme.
Enfin, si l’on veut aller encore plus loin, il faut assumer le scandale : il faut arriver à faire comprendre à l’autre que si je refuse d’accéder à sa demande, c’est par amour pour lui. Vaste programme !
[1] Dernier livre : L’éducation à l’âge du gender : construire ou déconstruire l’homme (livre collectif), Salvator, 2013
[2] Etre un lieu de débat et de réflexion au coeur de Lyon pour répondre librement aux questions actuelles et intemporelles, susciter une intelligence des situations pour de justes décisions : telle est la mission du Collège Supérieur. Ce centre de réflexion et de formation a été créé en 1999 par le philosophe Jean-Noël DUMONT.