L’efficacité limitée d’un droit fondamental à l’objection de conscience

Avec la multiplication des pratiques immorales légales, notamment dans le domaine médical, on peut se demander si le droit à l’objection de conscience ne serait pas une solution pour les personnes désireuses de ne pas y être associées. Historiquement, le statut d’objecteur de conscience a d’abord été reconnu aux appelés à l’époque où le service militaire était obligatoire. La loi reconnaissait ainsi aux personnes qui « se déclarent, en raison de leurs convictions religieuses ou philosophiques, opposés en toutes circonstances à l’usage personnel des armes » le droit d’effectuer un service civil remplaçant le service militaire. Par la suite, la loi Veil de 1975 a reconnu qu’« un médecin n’est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse » non plus qu’« aucune sage-femme, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical, quel qu’il soit ». Enfin, plus récemment, la loi du 26 juillet 2000 a reconnu aux personnes le droit de s’opposer à la chasse sur leur propriété « au nom de convictions personnelles opposées » à cette pratique. Ainsi, lorsqu’il existe, le droit à l’objection de conscience apparaît comme une solution efficace permettant à chacun de ne pas agir contre sa conscience.

Une première difficulté vient néanmoins du fait que les pratiques contraires à la morale se sont multipliées sans pour autant qu’une clause de conscience ne soit prévue à chaque fois (sélection embryonnaire, expérimentations sur les embryons, formes d’acharnement thérapeutique, euthanasie, etc.). Déjà, dans le cadre la loi Neuwirth de 1967, les pharmaciens n’ont pas su faire le nécessaire pour se soustraire à l’obligation de délivrer les produits contraceptifs et/ou abortifs. Ils ne disposent donc toujours pas du droit à l’objection de conscience et peuvent faire l’objet de sanctions allant jusqu’à l’interdiction d’exercer leur profession en cas de refus. Une seconde difficulté apparaît également en pratique lorsque les intéressés décident de faire jouer leur clause de conscience : face à la désorganisation de services bien souvent en sous effectif manquant souvent de personnel que cela entraîne, l’exercice de ce droit pourtant explicitement reconnu par la loi leur est refusé. Ainsi, même lorsqu’il est reconnu, le droit à l’objection de conscience manque d’effectivité pratique.

Face à cette situation, la solution pourrait être de demander la reconnaissance d’un droit général à l’objection de conscience en tant que droit fondamental. Un droit fondamental bénéficie en effet le plus souvent d’une reconnaissance à un niveau constitutionnel ou international qui lui garantit une force supérieure aux lois et règlements ordinaires. Ainsi, en théorie, en tant que droit fondamental, le droit à l’objection de conscience pourrait bénéficier à l’ensemble des personnes, quel que soit leur profession et leur statut. Et son effectivité serait garantie par les procédures spécifiques qui permettent de saisir le juge afin d’obtenir rapidement la cessation des atteintes potentielles ou avérées aux droits fondamentaux (le référé-liberté par exemple).

Il apparaît néanmoins que la reconnaissance d’un tel droit ne garantirait en rien la possibilité pour toute personne confrontée dans le cadre de son travail à une pratique immorale légale de refuser d’y participer. En effet, aussi bien en droit français (I) qu’en droit européen (II), le mécanisme de conciliation des droits fondamentaux et le pouvoir d’appréciation reconnu aux autorités publiques relativisent en grande partie l’effectivité potentielle d’un tel droit.

 

I Une portée fonction des autorités publiques en droit français

 

A l’heure actuelle, en droit français, le droit à l’objection de conscience n’est pas reconnu en tant que droit fondamental. L’article 10 de la Déclaration de 1789 reconnaît pourtant que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». Mais la jurisprudence (c’est-à-dire l’ensemble des décisions rendues par les différentes juridictions) n’a jamais utilisé cet article pour reconnaître un droit à l’objection de conscience. Au demeurant, quand bien même elle l’aurait fait, la portée de ce droit dépendrait principalement du législateur, c’est-à-dire de l’Assemblée Nationale et du Sénat en collaboration étroite avec le gouvernement. En effet, selon l’article 4 de la Déclaration de 1789, « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». En outre, comme le précise l’article 7, « tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance ». Par conséquent, même si le droit à l’objection de conscience était reconnu en tant que droit fondamental, le législateur aurait le pouvoir d’y apporter des limites et ce droit ne saurait être invoqué pour désobéir à la loi. La portée d’un tel droit dépendrait donc essentiellement de la loi et des éventuels règlements auxquels elle renverrait.

Certes, depuis le début des années 1970, le Conseil constitutionnel censure les lois dont il estime qu’elles portent atteinte ou qu’elles ne garantissent pas assez les droits et libertés reconnus par la Constitution. Et depuis la fin du XIXe siècle, le Conseil d’État en fait autant avec les différents actes de l’administration (arrêtés, décrets, règlements etc.). Le salut pourrait donc venir de la jurisprudence qui contraindrait les autorités publiques à respecter le droit à l’objection de conscience. Mais en réalité, les Hautes Cours font rarement preuve d’audace et considèrent le plus souvent que les limites apportées aux droits fondamentaux sont tout à fait acceptables. Ainsi, en ce qui concerne le Conseil constitutionnel, sa jurisprudence sur les lois relatives à l’avortement montre sa volonté de s’en remettre à la majorité parlementaire (A). Quant au Conseil d’État, il s’appuie le plus souvent sur la nécessité de ne pas troubler l’ordre public pour valider les décisions de l’administration restreignant l’exercice des libertés (B).

 

A La jurisprudence selon Ponce Pilate du Conseil constitutionnel

 

Lorsqu’il a dû se prononcer sur la loi dépénalisant l’avortement en 1975, le Conseil constitutionnel a répondu aux parlementaires auteurs de la saisine qu’il ne disposait pas d’« un pouvoir général d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement ». Autrement dit, lorsque la loi qui lui est déférée porte sur un sujet sensible et qu’il veut éviter de prendre partie, le Conseil constitutionnel estime que dans une démocratie, c’est au Parlement de trancher le débat et non au juge. Il se contente ainsi d’assurer une sorte de service minimum en contrôlant que la loi ne porte pas d’atteinte manifestement excessive à certain droits ou libertés protégés par la Constitution.

En l’espèce, il lui fallait se prononcer sur le point de savoir si la dépénalisation de l’avortement portait atteinte à un certain nombre de principes constitutionnels et particulier celui selon lequel « la nation garantit à l’enfant la protection de la santé ». Rien n’empêchait le Conseil de juger que la loi était inconstitutionnelle dans la mesure où elle autorise purement et simplement la destruction de certains enfants. Une telle décision aurait cependant déclenché un tollé de la part du Gouvernement, de la majorité parlementaire et de l’ensemble des partisans de l’avortement. Les neufs « sages », membres de l’institution, auraient donc dû faire preuve de courage s’ils avaient voulu censurer la loi. Mais ils ont ils ont préféré s’inspirer de Ponce Pilate en renvoyant au Parlement la responsabilité du contenu de la loi : il peut être « porté atteinte au principe du respect de tout être humain dès le commencement de la vie (…) en cas de nécessité et selon les conditions et limitations » définies par la loi. Autrement dit, la dépénalisation de l’avortement portait bien atteinte à certains principes, mais cette atteinte relevait du pouvoir d’appréciation appartenant au législateur et n’était donc pas suffisamment grave pour être censurée.

Un raisonnement tout à fait similaire a été retenu en 2001, lorsque la loi a prolongé de deux semaines le délai légal de l’avortement. Le Conseil a rappelé qu’il ne lui appartient pas « de remettre en cause (…) les dispositions ainsi prises par le législateur ; qu’il est à tout moment loisible à celui-ci, dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions ». La seule condition est de ne pas « priver de garanties légales des exigences de valeur constitutionnelle », c’est-à-dire de ne pas priver de toute effectivité certaines normes constitutionnelles. Et en l’espèce le Conseil a constaté que l’allongement à 12 semaine du délai d’avortement porte bien atteinte au principe constitutionnel de « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation ». Mais comme en 1971, il a considéré que le législateur peut apporter des limites à un principe constitutionnel en s’appuyant en l’occurrence sur un autre principe constitutionnel, à savoir « la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Ainsi, lorsque deux principes constitutionnels se contredisent, le législateur peut réaliser un arbitrage entre ces deux normes et le Conseil ne se prononce pas sur la justesse de l’équilibre trouvé : il se contente seulement de vérifier qu’aucune des deux normes n’a été entièrement privée d’effectivité. Et en l’espèce, le Conseil a estimé que l’équilibre était satisfaisant : jusqu’à 12 semaines, c’est la liberté personnelle de la femme qui prévaut sur la dignité humaine ; et à partir de 12 semaine, c’est la dignité qui prévaut sur la liberté. Ce mécanisme de conciliation des droits et libertés donne donc au législateur une très grande liberté et lui permet de privilégier certains principes au détriment des autres.

Ainsi, dans l’hypothèse où le droit à l’objection de conscience serait reconnu en tant que droit fondamental par la Constitution, cela n’empêcherait pas le législateur d’y apporter des limites parfois très importantes et ne garantirait donc en rien que personne ne soit jamais forcé d’agir contre leur conscience. C’est d’ailleurs ce qui apparaît clairement dans un autre passage de la même décision. La loi déférée supprimait en effet « la faculté auparavant ouverte aux chefs de service des établissements publics de santé de refuser que des interruptions volontaires de grossesse soient pratiquées dans leur service ». Or, le Conseil a estimé que cette suppression est tout à fait acceptable dans la mesure où la loi permet toujours au chef de service « de ne pas en pratiquer lui-même [d’avortement] ; qu’est ainsi sauvegardée sa liberté, laquelle relève de sa conscience personnelle et ne saurait s’exercer aux dépens de celle des autres médecins et membres du personnel hospitalier qui travaillent dans son service ». La Haute Cour a ainsi jugé que la conciliation opérée par le législateur entre la liberté de conscience du chef de service et celle des autres membres du personnel médical n’était pas déséquilibrée. Encore une fois, on constate donc que le mécanisme classique de conciliation entre les normes constitutionnelles laisse les mains libres au législateur. La constitutionnalisation d’un droit général à l’objection de conscience lui imposerait donc seulement de ne pas entièrement le méconnaître ce qui est très peu contraignant en pratique.

Il faut néanmoins préciser que même s’il s’en défend, le Conseil constitutionnel dispose lui aussi d’un large pouvoir d’appréciation : en interprétant les textes constitutionnels, il peut « découvrir » des normes qui n’y sont pas inscrites explicitement et s’appuyer sur celles-ci pour censurer la loi. Ainsi, par exemple, les principes de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ou de continuité du service public ont été « inventés » par lui. Le Conseil pourrait donc très bien s’appuyer sur l’article 10 de la Déclaration de 1789 (v. supra) pour identifier un droit à l’objection de conscience. Au demeurant, toujours en procédant à une interprétation constructive des textes, il pourrait également reconnaître un droit à la santé reproductive, un droit à mourir dans la dignité voire même un droit à l’avortement qui pourraient fonder d’importantes restrictions à la liberté du personne soignant. Le large pouvoir d’interprétation du juge est donc à double tranchant : il peut être utilisé aussi bien dans le sens des objecteurs de conscience que dans celui des autorités publiques.

Le pouvoir d’appréciation du Conseil constitutionnel se retrouve également dans l’intensité du contrôle qu’il exerce sur la constitutionnalité de la loi : lorsqu’il estime qu’un sujet est trop sensible pour qu’il arbitre dans un sens ou dans un autre, le Conseil peut se contenter de vérifier qu’aucune norme n’a été entièrement méconnue. Mais lorsqu’il veut orienter la législation dans une certaine direction, il peut contrôler que les restrictions apportées aux droits et libertés sont bien strictement justifiées par l’intérêt général ou par d’autres normes constitutionnelles. Cette liberté le conduit ainsi à effectuer de temps en temps des « coups d’éclat » de manière à apparaître dans l’opinion publique comme une juridiction moderne défendant les intérêts des citoyens. Sa jurisprudence relève ainsi parfois (pour ne pas dire souvent) plus de la démagogie que du droit. Il y a donc peu de chance pour le Conseil constitutionnel inaugure un jour une véritable jurisprudence respectueuse de la morale. C’est un peu la même chose pour le Conseil d’État, qui est notamment chargé de contrôler la conformité des actes administratifs aux droits et libertés garantis par la Constitution.

 

B La retenue du Conseil d’État

 

Historiquement, le Conseil d’État s’est toujours considéré comme le serviteur de la loi. Il a donc continuellement refusé de contrôler sa conformité à la Constitution, même si l’évolution du contexte international l’a conduit à contrôler sa conformité aux traités et accords internationaux. Néanmoins, depuis la fin du XIXe siècle il a développé une jurisprudence assez favorable à la liberté de conscience à l’occasion du contrôle qu’il exerce sur les actes de l’administration apportant des restrictions aux libertés. Ainsi, par exemple, en 1909, il s’est fondé sur cette liberté telle qu’elle est garantie par la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État pour annuler un arrêté municipal interdisant « aux membres du clergé, revêtus de leurs habits sacerdotaux, d’accompagner à pied ces convois [funéraires] conformément à la tradition locale ». Cependant, le Conseil précise qu’une telle interdiction aurait été licite si elle avait été fondée sur « un motif tiré de la nécessité de maintenir l’ordre sur la voie publique ».

C’est d’une manière générale le raisonnement que retiennent encore aujourd’hui l’ensemble des juridictions administratives : les restrictions que l’administration apporte aux libertés ne sont licites qu’à la condition d’être strictement nécessaires au maintien de l’ordre public. Tout dépend donc de ce qu’on entend par « ordre public ». Depuis longtemps, la doctrine et la jurisprudence considèrent qu’il s’agit de la sécurité, la tranquillité et la salubrité publique. Jusque dans les années 1960, certains auteurs ont pu s’appuyer sur quelques arrêts du Conseil d’État pour soutenir que la moralité fait partie de l’ordre public. En effet, à cette époque, la Haute Cour a validé des arrêtés municipaux interdisant la projection de films en s’appuyant notamment sur leur caractère « immoral ». Mais cette jurisprudence apparaît aujourd’hui obsolète, la Haute Assemblée prenant garde à ne plus faire référence à la notion d’immoralité dans ses arrêts. Il lui est certes arrivé en 1995 de se fonder sur la dignité de la personne humaine pour valider un arrêté municipal interdisant l’attraction dite du « lancer de nain ». Mais en l’état actuel de la jurisprudence, la dignité humaine n’a connu que très peu de développements et ne paraît pas susceptible d’être invoquée en faveur des objecteurs de conscience.

Ainsi, dans le contexte actuel, le droit à l’objection de conscience ne pourrait avoir qu’une portée limitée devant le juge administratif : l’administration pourra toujours s’appuyer sur la nécessité de prévenir les troubles à l’ordre public ou de maintenir la continuité du service public pour exiger de ses agents qu’ils collaborent à des pratiques immorales. Ainsi, dans un arrêt rendu en 2003, le Conseil d’État a jugé que le préfet de police de Paris pouvait à bon droit interdire à l’Association SOS Touts-petits de manifester sur le parvis de Notre Dame en raison des « risques pour l’ordre public et la sécurité publique ». La proximité de l’Hôtel Dieu a été prise en compte au motif que certains manifestants auraient pu troubler le bon déroulement des IVG pratiquées dans l’établissement.

Ainsi, de la même manière que le Conseil constitutionnel reconnaît un large pouvoir d’appréciation au législateur pour faire prévaloir certains intérêts sur d’autres, le juge administratif reconnaît un large pouvoir d’appréciation à l’administration pour déterminer ce qui relève ou non de l’ordre public. Dans ce contexte, même s’il était reconnu en tant que droit fondamental, le droit à l’objection de conscience pourrait faire l’objet d’importantes limitations qui seraient valides au regard du droit positif contemporain. Et la situation n’est pas tellement différente au plan européen.

 

II Une portée relative en droit européen

 

Contrairement au droit interne dans lequel il n’est pas explicitement reconnu, le droit à l’objection de conscience bénéficie d’une meilleure reconnaissance en droit européen. En effet, dans le cadre de l’Union Européenne, la Charte des droits fondamentaux de l’UE dispose : « Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ». Ce texte est entré en vigueur le 1er décembre 2009 avec le Traité de Lisbonne ; il a donc une valeur juridique supérieure aux lois françaises. Ainsi, en théorie, il pourrait être invoqué en France par toute personne refusant de participer à des actions immorales. Néanmoins, le texte n’impose pas aux États de reconnaître ce droit : il n’existe que dans la mesure où la législation interne le prévoit. Ainsi, en pratique, ce droit n’a aucun effet contraignant sur les États et il dépend toujours de la bonne volonté du législateur. Comme sur le plan national, le salut pourrait venir de la jurisprudence. La Cour européenne des droits de l’homme (ci-après CEDH) est en effet la juridiction qui « donne le la » en matière de droits de l’homme au plan européen. Les 50 États (y compris non-européens comme la Russie ou la Turquie) qui ont ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont en effet liés par sa jurisprudence. Or, récemment, la Cour semble avoir fait preuve d’un certain volontarisme à propos du droit à l’objection de conscience (A). Mais à bien y regarder, il apparaît qu’en réalité, ce sont toujours principalement les législations nationales et les textes internationaux qui déterminent l’étendue de l’exercice des droit fondamentaux (B).

 

A Le volontarisme de la CEDH en faveur des objecteurs de conscience

 

La CEDH a pour mission de garantir le respect de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales par les États qui y sont partie. Or, ce texte ne reconnaît pas de droit à l’objection de conscience. Au contraire, son article 4 précise que le service civil imposé aux objecteurs de conscience à la place du service militaire n’est pas un travail forcé « dans les pays où l’objection de conscience est reconnue comme légitime ». Cela signifie donc qu’a contrario, les États ont le droit de ne pas reconnaître l’objection de conscience. Ainsi, jusqu’à récemment, la Cour avait toujours refusé de considérer que la Convention reconnaît un droit à l’objection de conscience. Mais dans un arrêt du 7 juillet 2011, elle a décidé d’opérer un revirement de jurisprudence et de reconnaître ce droit en procédant à une interprétation constructive du texte.

Dans cette affaire, un témoin de Jéhovah arménien avait refusé d’effectuer son service militaire au nom de ses convictions. Conformément au droit de son pays, il avait été condamné à deux ans et demi de prison. Si elle s’en était tenue à sa jurisprudence traditionnelle, la CEDH aurait dû débouter le requérant en considérant que la Convention permet aux États de ne pas reconnaître l’objection de conscience. Mais conformément à la « théorie du droit vivant » qu’elle a développé depuis les années 1970, elle a rappelé que « la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les Etats démocratiques ». La Cour estime donc qu’elle doit « tenir compte de l’évolution de la situation dans les Etats contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre ». En outre, « le consensus qui se dégage des instruments internationaux spécialisés peut constituer un facteur pertinent lorsque la Cour interprète les dispositions de la Convention dans des cas spécifiques ». La CEDH adhère ainsi à une conception relativiste du droit : en dépit de la lettre claire des textes qu’elle a pour mission d’appliquer, elle peut développer une interprétation fondée sur l’évolution des mœurs dans les États et au plan international.

Or, en l’espèce, l’évolution des législations internes et des textes internationaux est favorable au droit à l’objection de conscience en matière militaire. En s’appuyant sur de nombreux documents, la Cour constate que sur les 50 États signataires de la Convention, 45 reconnaissent le statut d’objecteur de conscience. Et elle observe également que de nombreux textes et institutions internationales reconnaissent ou recommandent la reconnaissance de ce droit « au point qu’il existait déjà à l’époque des faits un consensus quasi général sur la question en Europe et au-delà ». Elle en conclut donc que malgré la lettre claire de la Convention, le droit à l’objection de conscience fait bien partie de la liberté de conscience reconnue à l’article 9.

Il lui restait alors à établir si la restriction apportée à ce droit par la législation arménienne n’était pas excessive. Or, l’article 9 de la Convention prévoit que la liberté de conscience « ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Ainsi, comme en droit français, les motifs susceptibles de justifier une restriction du droit à l’objection de conscience laissent en grande partie le champ libre aux pouvoir publics : le législateur peut toujours invoquer la protection de l’ordre public ou la nécessité de concilier les droits des uns avec ceux des autres pour réduire dans une large mesure l’exercice du droit à l’objection de conscience, fût-il un droit fondamental (v. supra).

Mais la CEDH dispose elle aussi d’un large pouvoir d’appréciation pour estimer si les restrictions apportées à une liberté sont « nécessaires dans une société démocratique ». Et en l’espèce, la Cour estime que les libertés de pensée, de conscience et de religion reconnues à l’article 9 sont l’une des assises de la « société démocratique », impliquant dès lors celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’Etat n’est alors qu’un organisateur neutre et impartial de l’exercice des divers cultes, religions et croyances et il n’a pas le droit de remettre en cause leur légitimité ou les modalités d’expression de celles-ci. Il lui revient seulement d’apporter des limitations aux libertés précitées si elles sont absolument nécessaires.

Quant à la CEDH, selon elle, il lui revient de protéger un véritable pluralisme religieux, vital pour la survie d’une société démocratique. Elle doit le faire au regard du consensus et des valeurs communes qui se dégagent de la pratique des Etats parties à la Convention. Or, puisqu’une majorité d’États a reconnu le droit à l’objection de conscience, l’Arménie « ne dispose que d’une marge d’appréciation limitée et doit présenter des raisons convaincantes et impérieuses pour justifier quelque restriction que ce soit ». Elle doit faire la preuve que la restriction répond à un « besoin social impérieux ». Et pour la Cour, la possibilité de servir la société conformément aux exigences de sa conscience, bien loin de créer des inégalités injustes est plutôt de nature à assurer le pluralisme dans la cohésion et la stabilité et à promouvoir l’harmonie religieuse et la tolérance au sein de la société. Pour toutes ces raisons, la Cour considère que la condamnation du requérant n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » et était donc contraire à la Convention. L’Arménie est donc condamnée pour atteinte à la liberté de conscience.

Ainsi, dans cet arrêt, la Cour fait preuve d’une certaine audace puisqu’elle n’hésite pas à opérer un revirement de jurisprudence et à prendre le contrepied du texte qu’elle est chargée d’appliquer pour reconnaître le droit à l’objection de conscience. En outre, en estimant que l’Arménie a dépassé le pouvoir d’appréciation dont elle dispose pour limiter l’exercice de ce droit, la Cour fait preuve d’un certain volontarisme en faveur de ce droit. Et depuis cet arrêt, le volontarisme de la Cour s’est à nouveau manifesté dans deux décisions concernant la Turquie dans des affaires tout à fait similaires. Il serait néanmoins abusif d’en déduire que grâce à la CEDH, le droit européen permet à toute personne d’exercer son droit à l’objection de conscience pour se soustraire à l’application d’une loi immorale. Le raisonnement retenu par la Cour semble au contraire indiquer l’opposé.

 

B La portée néanmoins limitée du droit à l’objection de conscience

 

Si l’on reprend le raisonnement de la Cour, dans les arrêts précités, c’est essentiellement l’évolution de l’opinion dominante en Europe qui motive les solutions adoptées : c’est parce la grande majorité des États parties à la Convention a reconnu un droit à l’objection de conscience au bénéfice des jeunes gens appelés sous les drapeaux que l’Arménie et la Turquie ont été condamnés à proposer un service civil de substitution. Or, si l’on transpose ce raisonnement à la plupart des législations immorales contemporaines, force est de constater que l’évolution des opinions européennes s’oriente plutôt dans la mauvaise direction : droit à l’avortement, euthanasie, mariage homosexuel, sélection et expérimentations sur les embryons, etc. Par conséquent, si les institutions internationales et les législations des États européens, continuent à évoluer dans ces directions, il est probable que la Cour reconnaîtra les droits à l’avortement, la santé reproductive, l’euthanasie, le mariage entre personnes du même sexe etc. Conformément à sa théorie du droit vivant, elle considèrera qu’ils sont reconnus par la Convention interprétée « à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les Etats démocratiques ». La jurisprudence de la Cour s’oriente déjà largement dans ce sens. Ces nouveaux « droits » entreront alors en conflit avec le droit à l’objection de conscience des personnes désireuses de ne pas être associées aux pratiques immorales précitées. Et la Cour jugera sans doute qu’il appartient aux législateurs nationaux d’instaurer un « juste » équilibre entre ces normes conflictuelles. Quant aux rares États qui tenteront malgré tout de résister, ils feront progressivement l’objet de condamnations qui les conduiront à faire évoluer leur législation à moins de retirer leur adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme. En tant que droit fondamental, le droit à l’objection de conscience ne garantit donc à personne qu’il pourra toujours refuser d’agir contre sa conscience.

Cette impasse à laquelle conduit nécessairement la logique des droits fondamentaux s’explique principalement par le fait que le droit positif contemporain est avant tout relativiste : à la différence du droit naturel classique qui est fondé sur l’ordre naturel des choses tel qu’il a été créé par Dieu, les « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » ne sont fondés sur aucune transcendance : ils sont le produit de la seule volonté humaine telle qu’elle s’exprime à travers le jeu démocratique. Ce qui fonde la légitimité des normes, qu’il s’agisse des conventions internationales, des constitutions ou des lois, c’est le fait qu’elles sont issues de la volonté d’une majorité ou qu’elles sont interprétées conformément à l’opinion de la majorité. Leur contenu objectif n’a donc pas d’importance. Bien entendu, la majorité des citoyens n’est que très rarement consultée ; et quand bien même elle le serait, rien ne garantirait la moralité du résultat. Ce sont donc les « Hautes Assemblées », qu’il s’agisse des chambres parlementaires, des juridictions voire d’officines plus occultes, qui décident en pratique du bien et du mal au nom de la majorité. Revendiquer un droit fondamental à l’objection de conscience ne paraît donc pas résoudre le problème. Face à l’urgence, il peut être utile d’obtenir une clause de conscience pour les professions les plus exposées qui en sont dépourvues. Mais il ne peut s’agir que d’avancées provisoires. La solution la plus convaincante serait de réaffirmer les fondements naturels de la loi et du droit de manière à ce que les pratiques immorales, quand bien même elles seraient provisoirement tolérées, ne puissent plus être considérées comme légales. Une telle réaffirmation suppose bien entendu une authentique refondation du système politique.

 

Xavier Cappelli

 

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