L’Ethique de responsabilité, un piège ?

Lorsque l’on parle éthique aujourd’hui, c’est peut-être d’abord pour ne pas avoir l’air de parler de morale. C’est entendu, la morale fait penser à une liste rigide d’interdits tombés du ciel ou de la bouche de l’un des hussards noirs de la IIIe République. Ça sent la craie et la poussière, de telle sorte que la morale paraît être à l’éthique ce qu’est l’eau plate, fut-elle bénite à un Chambolle Musigny. L’Ethique, ça fait moderne. On va à un séminaire d’éthique sans se sentir obligé de mettre une fausse barbe.

Il est devenu courant de distinguer « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité ». Ainsi le rapport Mattei : « L’homme politique fidèle à ses responsabilités sacrifiera s’il le faut, ses convictions à la nécessité d’une action qui n’est jamais que relative »[1]

Mais pourquoi « de responsabilité » ? Chacun sait peut-être que l’on doit cette opposition à Max Weber. « « Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité ou selon l’éthique de la conviction. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu» – et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit: « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes […] Le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir »[2]. Dans son Dictionnaire d’éthique, Weber en tire les conséquences : « La distinction entre l’éthique de conviction et l’éthique de la responsabilité débouche sur un choix raisonné (et non pas arbitraire) en faveur d’une morale conséquentialiste ».

Comment comprendre cette opposition ? L’éthique de conviction telle que Weber la rejette est celle de Kant : il s’agit de faire son devoir, quelles qu’en soient les conséquences. Ce devoir est dicté par la raison qui se reconnaît elle-même dans une maxime lorsqu’on élève celle-ci à l’universel : Puis-je mentir à un homme, fut-il fou, qui en cherche un autre caché chez moi ? Non, car dire la vérité est le devoir de tout être rationnel qui agit selon ce qu’il est, donc selon la raison. Cette éthique de conviction, kantienne, que Weber a sous les yeux, est évidemment insoutenable. Qui ne mentirait pas à un criminel pour sauver un innocent ? Qui ne volerait pas du pain pour nourrir ses enfants ? L’éthique de conviction apparaît comme une belle construction rationnelle, dont on voit bientôt qu’elle n’est pas raisonnable. Et c’est pourquoi Weber lui oppose, non pas radicalement mais comme son correctif, une éthique de la responsabilité : avoir une attitude éthique, c’est répondre des conséquences probables de mes actes. L’option pour une telle éthique procède d’un constat assez simple : nos actes ne peuvent pas avoir des conséquences exclusivement bonnes. « Il n’existe aucune éthique au monde, continue Weber, qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses ». L’éthique de conviction a cet inconvénient qu’elle nous montre la vie morale comme la nécessité de respecter des obligations. Il y a devant nous des devoirs, dictés par la raison, mais aussi par la religion, par l’Etat, par les différents groupes auxquels nous appartenons. Et ces devoirs entrent en conflit. La morale, pour une éthique de conviction comme pour une éthique de la responsabilité, c’est une question de devoir : devoir de respecter des normes idéales ou devoir d’assumer les conséquences prévisibles de ses actes. Du point de vue de l’éthique de conviction, l’éthique de responsabilité est une sorte de trahison. Mais du point de vue de Weber, c’est simplement du réalisme, un refus de s’en tenir à un idéalisme moral qui, finalement, évacue le réel au nom de l’idée, ce qui est le propre de toute idéologie.

Une limite de l’éthique de responsabilité telle qu’elle est définie par Weber, et qui fait aussi sa force dans les esprits, c’est de tenir sa légitimité du refus d’une éthique qui n’est peut-être pas acceptable. La question qu’il faut nous poser, c’est donc de savoir si cette opposition est légitime. Est-on nécessairement irresponsable si l’on agit par conviction, ou ce qui est semblable : faut-il s’asseoir sur ses convictions pour agir de façon responsable ? Par exemple : dois-je refuser l’avortement à une femme quitte à la pousser au suicide, ou bien dois-je mettre de côté le respect que j’ai pour la vie pour essayer de « limiter la casse » et, finalement, sauver au moins la vie de la femme. Posée ainsi, l’alternative est impossible et donc se présentera comme un conflit de devoirs, renvoyant chacun à sa conscience personnelle.

Faire son devoir, telle semble être l’attitude de celui que guide sa conviction, mais il s’agit également de répondre des conséquences de ses actes. C’est une impasse, bien sûr : car d’un côté celui qui exprime des convictions fortes est immédiatement décrédibilisé, taxé d’extrémiste ou d’intégriste. Observons ici une chose par ailleurs très intéressante, c’est que l’idéologie d’aujourd’hui condamne non pas tant une conviction non pas pour ce qu’elle est, mais davantage parce que l’on va jusqu’au bout. Ainsi on distinguera un comportement extrémiste d’un comportement modéré. Or Hitler était antisémite, mais son antisémitisme est-il mauvais en soi, ou est-il appelé à être modéré ? D’un autre côté, celui qui n’agit qu’en fonction des conséquences prévisibles est-il responsable des conséquences qu’il aurait peut-être pu prévoir ? Finalement, le conséquentialiste est-il bien responsable ?

Sans doute la question est-elle dès le départ mal posée et il est pourtant rare de voir enfreindre le dogme qu’est devenue cette distinction. La question morale ne peut se réduire à cet insoutenable dilemme. Il est urgent certainement de réarticuler conviction et responsabilité : la conviction n’est pas un fardeau, mais une lumière pour l’action. Et la responsabilité, elle, renvoie précisément à la conviction à partir de laquelle on peut, justement, répondre de ses actes. Opposer conviction et responsabilité, c’est s’obliger à choisir entre deux niveaux de réflexion qui sont tous deux indispensables. En effet, la démarche de notre conscience morale, devant une situation difficile, se développe selon le très classique schéma du raisonnement pratique : Il s’agit d’abord de rechercher les grands principes, qui sont au fond de grandes convictions : faire le bien, éviter le mal, protéger la vie humaine. Puis la conscience délibère afin de discerner, dans les circonstances présentes, comment ces biens sont en jeu. Puis la conscience porte un jugement objectif sur les actes à poser et enfin nous posons ces actes. Répondre d’un acte, en assumer la responsabilité, c’est justement pouvoir rendre compte de cette démarche intellectuelle, afin d’assumer le jugement d’autrui par exemple, et rendre des comptes.

La difficulté par rapport à cela est que nous concevons l’éthique non pas comme une science pratique, c’est-à-dire un savoir agir, mais comme une boîte à outils en vue de la justification. Il s’agit de construire une éthique qui me justifie, soit en m’appuyant sur mes convictions pour me dégager de toute responsabilité, soit pour me libérer de la culpabilité d’avoir sacrifié mes convictions. Or il est temps sans doute de se réapproprier une authentique éthique de responsabilité appuyée sur une solide éthique de conviction. Prenons un exemple simple, justement celui du droit à la vie. Devant une femme qui souhaite interrompre sa grossesse, qu’est-ce qu’être précisément responsable ? Peut-être est-il un peu rapide d’opposer la conviction qu’il faut protéger la vie à la responsabilité du médecin qui doit éviter les conséquences d’une grossesse non désirée. En revanche, que signifie articuler conviction et responsabilité ? A l’évidence, c’est faire en sorte que l’exigence qui découle de la conviction devienne possible, c’est-à-dire que la femme puisse concrètement trouver les moyens de garder son enfant. Ceci amène à une remarque : il faut se garder d’entrer dans des dilemmes fabriqués d’avance… : conviction ou responsabilité, provie ou prochoix. Mais les provie sont-ils contre le choix ? Si les femmes avaient véritablement le choix, il n’est pas certain qu’il y aurait autant d’avortements provoqués. Là encore, on voit bien le piège des mots. Aussi faut-il revenir aux sources de cette éthique de responsabilité, c’est-à-dire quelle est l’importance à donner à cette notion de responsabilité. Car si le piège est dans une opposition trop rapide aux convictions qui prendraient la forme d’un rationalisme moral de type kantien, peut-être peut-on aller plus loin dans l’analyse de cette responsabilité.

C’est également en réaction à Kant que la tradition phénoménologique et existentialiste, avec Scheler, Lévinas puis Hans Jonas, introduit cette notion d’impératif de la responsabilité. Chez ces auteurs, cet impératif est issu du souci d’enraciner l’éthique dans une manifestation la plus concrète du bien, chez Lévinas par exemple le visage d’autrui, ou simplement le futur de l’humanité chez Jonas. Ceci afin d’échapper à l’éthique de conviction kantienne qui cantonne la réflexion dans un universalisme abstrait, exprimé dans le fameux impératif catégorique « agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle » et conduit ainsi à opposer le respect des convictions au respect des personnes. C’est que l’universel qui anime l’éthique de conviction de Kant est une qualité de la maxime qui éprouve sa cohérence rationnelle. L’homme concret, si l’on peut dire, est en dehors. C’est pourquoi Kant est obligé de poser un second impératif : agis de telle sorte que tu considère l’humanité dans la personne d’autrui toujours comme une fin et jamais comme un moyen.

Le problème est que cette humanité reste, chez Kant, inconnue, faute de métaphysique du sujet. L’éthique de responsabilité représente sans doute un progrès par rapport à Kant, dont elle permet de se détacher du rationalisme moral inopérant. Quand elle n’est pas un simple instrument de manipulation, l’éthique de responsabilité pourrait être un premier pas pour se poser la question : « de quoi ai-je à répondre ? » et « à qui ai-je à répondre » ? afin de retrouver le fondement concret des valeurs éthique au travers de cette parole échangée. « De quoi ai-je à  répondre : sans doute d’abord de mes convictions, comme on l’a dit, puis de la réflexion qui m’a conduit à juger moralement de l’acte que je posais. A qui ai-je à répondre ? Peut-être à ma propre conscience, mais aussi peut-être à autrui, qu’il soit ou non en situation de me questionner ou de m’entendre, et bien que je puisse aussi estimer ne pas avoir à lui répondre. Dans cette réponse qu’il s’agit de pouvoir donner affleure la véritable rationalité éthique : pouvoir se dire à autrui, ce qui interdit en premier lieu de tuer autrui, et d’une manière générale tout ce qui détruit cet échange de langage dans lequel je réponds à autrui de mes actes. Ainsi rendre raison, ce n’est pas s’enfermer dans la rationalité pure des convictions dans laquelle enferme le rationalisme moral de Kant, ni dans la rationalisation autojustificatrice du conséquentialisme. C’est manifester au sein du logos, qui est à la fois raison et verbe adressé à autrui, le bien auquel ma volonté s’est ordonnée dans mon acte.

En conclusion, je dirais que l’éthique de responsabilité, comme on l’a remarqué, est aujourd’hui surtout un instrument pour disqualifier toute conviction au profit d’une sorte de conséquentialisme très relativiste qui prend le nom de « responsabilité ». Sans doute l’attitude juste n’est-elle pas de la rejeter en bloc, mais au contraire d’élever notre agir au niveau de la véritable responsabilité, qui consiste à répondre de l’intégralité de notre agir. Plus largement, cet examen nous invite à ne pas trop rapidement accepter les termes d’un débat sans les avoir au préalable correctement redéfinis.

Pascal Jacob

 



[1] La vie en question. Pour une éthique biomédicale, Collection des rapports officiels, Editions la documentation française, 1994, p.3

[2] Max Weber, Le Savant et le Politique (1919), trad. J. Freund revue par E. Fleischmann et É. de Dampierre, © Plan 1959, 10/18, colt. «Bibliothèques», 1963, p. 206-207.

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