L’objection de conscience, comme la tolérance, sont des thèmes actuels ; le premier est récurrent dans des domaines aussi divers que les sciences naturelles, la politique ou l’économie, la seconde est une vertu prônée de plus en plus souvent par différents mouvements politiques. Pourtant, à la lecture du texte, il semblerait que la cohabitation de ces deux concepts soit difficile, voire impossible. La réflexion qui suit cherche à donner des éléments de réponse à la question suivante : l’objection de conscience a-t-elle sa place dans une société dite tolérante ? […]
1. CONSCIENCE ET OBJECTION DE CONSCIENCE
1.1. Différentes conceptions de la conscience
– Définition élémentaire de la conscience de soi, conscience immédiate et réfléchie ‘Conscience’ vient du latin conscientia, qui signifie « accompagné » (cum) de «savoir» (scire). Être conscient signifie donc que lorsque l’on sent, pense, agit, on sait que l’on sent, pense ou agit. Mais il convient de distinguer la conscience directe ou immédiate, qui accompagne ainsi tous les actes du sujet, de la conscience réfléchie, qui se saisit elle-même comme conscience.
Tout d’abord, on peut définir la conscience comme le sentiment d’une présence immédiate à soi et au monde, le sentiment confus mais fort que nous sommes, que nous existons et que nous sommes au monde, entouré de choses indépendantes de nous. Toutefois, avoir le sentiment d’exister au monde n’est pas exactement la même chose qu’avoir la conscience d’exister au monde : la conscience n’est pas seulement un sentiment. Dans le sentiment d’exister au monde, cette double présence, celle de soi et celle du monde, s’éprouve, se ressent, se vit, mais elle n’est pas encore consciente au sens strict. Un être doué de conscience, c’est un être qui se sait exister au monde. Un être doué de conscience est donc conscient de sa propre existence et de l’existence du monde, au sens où il sait qu’il existe au monde. Ou, inversement, savoir qu’on existe ainsi que savoir qu’on existe un monde, c’est avoir conscience de soi et conscience d’objets en dehors de soi: c’est la conscience réfléchie, on est conscient qu’on est conscient. La conscience ainsi définie est aussi la capacité de retour critique sur nous-mêmes; ce qui nous amène à définir le concept de conscience et la conscience morale
– Le concept de conscience
La conscience peut être définie comme une pensée intérieure, un jugement de nous-mêmes et de nos actes, dont nous avons connaissance. Ainsi elle ne se résume pas à conscience d’exister à soi et au monde. Elle permet à l’Homme de percevoir si ses actions sont bonnes ou mauvaises : c’est la conscience conséquente, qui suit nos actes et les évalue. Le concept de conscience, qui remonterait à Démocrite, un philosophe grec (460-370 avant J.C.), renvoie à la perception des actions mauvaises que nous avons commises, ce qui peut conduire au remord et à la crainte de châtiments de l’au-delà. Les premières définitions de la conscience, que ce soit par les grecs ou plus tard par les stoïciens, sont donc ancrées dans la religion et se réfèrent à une loi ‘naturelle’ ou ‘divine’, une connaissance innée de l’Homme du bien et du mal.
Pour les chrétiens, la conscience place l’Homme devant la Loi divine comme témoin unique. C’est par rapport à cette Loi que la conscience évalue nos actes et les juge bons ou mauvais. « Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe » (Emile, Livre IV). Cette loi divine inscrite dans l’Homme lui permet de juger ses actes. C’est le démon qui fit condamner Socrate.
La conscience telle que précédemment décrite est appelée conscience morale : c’est la capacité à répondre de soi, à porter des jugements de valeurs sur ses comportements. Ce concept ne se limite pas à la vision religieuse. Mais si l’Homme ne se réfère pas à une loi divine pour se juger, à quoi se réfère-t-il ? La sécularisation, qui a soustrait à l’influence unique de l’Eglise le concept de conscience, a donné congé à Dieu. Sans cette dimension religieuse, la conscience morale est réduite, mais n’a pas moins de sens pour autant. La conscience morale désigne en effet le sentiment intérieur d’une norme du bien et du mal qui nous dit comment apprécier la valeur des conduites humaines, qu’il s’agisse des nôtres ou de celles d’autrui, sans besoin de se référer à une loi divine. Tel un instinct, mais pourtant signe de notre liberté, elle ne nous trompe jamais, pour peu qu’on l’écoute vraiment. Entendue ainsi, selon le philosophe français Alain (1868-1951), la conscience est « le savoir revenant sur lui-même et prenant pour centre la personne humaine elle-même, qui se met en demeure de décider et de se juger. Ce mouvement intérieur est dans toute pensée ; car celui qui ne se dit pas finalement : « que dois-je penser ? » ne peut pas être dit penser. La conscience est toujours implicitement morale ; et l’immoralité consiste toujours à ne point vouloir penser qu’on pense, et à ajourner le jugement intérieur. On nomme bien inconscients ceux qui ne se posent aucune question d’eux-mêmes à eux-mêmes » (Définitions, in Les Arts et les Dieux).
Cela implique que l’individu instaure un vis-à-vis intérieur et s’ouvre à l’extérieur, s’y confronte. Sans quoi la conscience morale devient uniquement un jugement moral. Il est clair que pour entendre et suivre la voie de sa conscience, qui reconnaît une loi intériorisée, il faut être présent à nous même. Dans son rôle de témoin, la conscience est amenée à émettre des jugements sur l’Homme et ses actes en référence au bien suprême, à l’autorité de la vérité morale dont elle se reconnaît dépositaire. Dès lors qu’il a perçu ce qui est juste et droit, l’Homme se donne pour devoir d’y être fidèle : le jugement de conscience a un caractère impératif. Il prévaut donc sur les lois civiles et les obligations extérieures, et peut amener l’Homme à s’opposer à ces dernières : c’est ce qu’on appelle l’objection de conscience.
1.2. Conscience morale et objection de conscience
D’après le Professeur Jean Laffitte, « les plus anciens écrits de la littérature grecque, philosophie et dramaturgie, les écrits philosophiques des Stoïciens romains, les livres de l’Ancien Testament, nous donnent le témoignage d’hommes et de femmes qui, parvenus à un moment décisif de leur existence où s’impose à eux un choix personnel de portée religieuse ou morale, se trouvent dans la position de devoir désobéir à la loi de leur pays. ». Ils réalisent alors une objection de conscience, que l’on définit comme l’acte de refuser d’obéir à une loi civile jugée en conscience gravement injuste. Bien qu’il semble que l’objection de conscience ait toujours existée, elle a seulement été théorisée au siècle dernier, à propos du port et de l’usage des armes dans un contexte militaire. Cela déboucha sur l’alternative d’un service civil pour ceux qui refuseraient de faire le service militaire. Il semblerait que les chrétiens soient à l’origine de cette théorisation. Effectivement, le commandement ‘tu ne tueras point’ a amené à accepter le refus de certains hommes à porter les armes, ce commandement divin étant supérieur à la loi civile.
Avant que l’objection de conscience ne soit théorisée, voir légalisée dans certains cas, des hommes ont payé de leur vie ce refus d’obéir en référence à leurs consciences morales. Il apparaît donc que l’homme ait une exigence intérieure qui « le conduit parfois à mettre en jeu sa propre existence, et à juger que le respect des lois divines et l’honneur moral sont des valeurs qui prédominent sur sa propre vie. »
L’objection de conscience se concrétise donc par une action de refus, en raison de convictions personnelles importantes référées à la conscience et qui s’opposent à la loi. Or « les lois obligent car elles sont supposées protéger des biens et des droits dans une perspective, en principe, de garde et de promotion du bien commun. » L’objection de conscience, qui va à l’encontre de cette loi, se réfère à d’autres lois que la loi civile : ce sont des lois morales qui engagent la totalité de l’individu, et qui l’amène à refuser de se soumettre à la loi civile sur certains points que sa conscience morale ne tolère pas. Les lois morales de l’individu sont profondément ancrées en lui, il ne s’oppose pas par simple plaisir ou déplaisir. De plus ces lois sont immuables, contrairement à la loi civile qui ne cesse d’évoluer. Aujourd’hui l’objection de conscience est acceptée dans certains cas, comme le refus de réaliser le service militaire ou le refus des médecins de pratiquer l’Intervention Volontaire de Grossesse, car notre société accepte et tolère que certaines convictions profondes, considérées comme des vérités universelles par l’individu qui les porte, puissent ‘obliger’ l’homme à refuser en conscience d’obéir à une loi civile.
2. TOLERANCE ET CONCEPTS D’UNE SOCIETE TOLERANTE
2.1. Qu’est ce que la tolérance ?
La tolérance vient du latin tolerare qui signifie supporter. En général, on dit qu’une personne réalise un acte de tolérance (ou se montre raisonnable) lorsque elle n’empêche pas une action entreprise par autrui, bien qu’elle ait les moyens de le faire et qu’elle soit en désaccord avec les idées de l’autre. C’est un acte qui en plus d’être attribué à une personne, peut également l’être à une autorité ou un groupe social. Historiquement, les premières traces de la tolérance remontent à l’époque de la réforme protestante. Elle était prônée par Erasme, dans le conflit qui opposait le Vatican à Luther. Elle est à l’époque plus une conduite religieuse que le fruit d’une véritable réflexion morale. La tolérance idéologique ne prend des distances avec le catholicisme qu’avec Locke.
Celui-ci la place au dessus de tout, comme seule véritable religion. Pour lui, peu importe que vous soyez catholique ou protestant ; la seule qualité qui pourra faire de vous un véritable chrétien, c’est la tolérance. Les auteurs qui suivirent, notamment les philosophes du siècle des Lumières, se sont appliqués à détacher la tolérance de toutes les formes de religions. Ils la centrèrent sur la liberté individuelle, sur la souveraineté de pensée de chacun. La tolérance idéologique telle qu’ils l’ont construite se veut davantage politique que morale, puisqu’elle entend s’imposer aux Etats. Le concept de tolérance idéologique ne peut se définir que dans un contexte bien particulier[4]. En effet :
_ Pour qu’il y ait tolérance, il faut à l’origine qu’il y ait diversité;
_ Il faut également que cette diversité soit, par sa nature même, source de désaccord,
voir de répulsion. On ne peut tolérer une pensée que si elle est différente de nos
convictions. Ce en quoi la tolérance se distingue de l’indifférence : celui qui tolère a
une opinion personnelle (et contraire) au sujet de ce qu’il tolère.
_ Enfin, celui qui tolère un acte doit avoir les moyens de s’y opposer. La tolérance est
une action consciente et réfléchie, celui qui tolère choisissant sciemment de le faire.
2.2. Qu’est ce qu’une société tolérante ?
La tolérance dans une société est une disposition d’esprit ou de conscience, imposée comme règle de conduite, consistant à interdire toute confrontation de personnes ne partageant pas les mêmes convictions. Elle est basée sur l’idée que l’homme est un être raisonnable, qui prend ses décisions en conscience, selon ce que lui dicte sa raison. Les choix effectués par chaque individu sont donc basés sur des vérités propres à chacun. La société idéologiquement tolérante considère qu’aucune autorité n’a le pouvoir de décider si une vérité est plus vraie qu’une autre, et donc de décréter si un individu a tord ou un autre raison, lorsque le désaccord porte que des questions de fond. Elle refuse l’idée même qu’il puisse exister une vérité universelle et de ce fait que l’on puisse en chercher une. Elle interdit les débats de fond ; la vérité universelle n’existant pas, il ne sert absolument à rien de tenter de convaincre le reste de la société, les autres opinions étant tout autant valables que celles de l’orateur. La société tolérante impose donc à chacun le devoir d’être tolérant.
La tolérance profite alors de l’indécidable pour imposer son point de vue totalitariste, jusqu’à devenir elle-même intolérante. C’est le paradoxe de la tolérance idéologique dans lequel la société se conforte. Comme le texte l’explique très clairement, ce paradoxe se rapproche de celui d’Epiménide le crétois : le concept de tolérance idéologique se base entièrement sur l’idée que toutes les opinions se valent. Or cette idée n’est qu’une opinion parmi d’autres, il est donc possible que toutes les opinions ne se valent pas. Mais cette idée n’est pas supportable par la tolérance idéologique, puisque l’accepter reviendrait à admettre qu’elle n’a pas lieu d’exister. La tolérance devient alors intolérante et rejette violement tout ce qui s’oppose à elle, s’imposant ainsi à tous les individus.
Si on applique cette théorie à une société dite tolérante, qui considère que toutes les vérités se valent, un individu qui penserait que son point de vue est davantage valable qu’un autre serait considéré comme un intolérant. Plutôt que de le tolérer, comme elle le fait avec toutes les autres opinions, la société tolérante le considère comme un danger qu’il faut combattre, puisqu’il met en péril ses fondements mêmes.
Une société tolérante est ainsi imputée de tous les apports philosophiques et religieux, qui ne sont alors que des expressions d’idées, et en refusant de les intégrer elle les empêche « d’apporter leurs propres contributions au bien commun. » La tolérance, qui pendant longtemps n’était considérée que comme une vertu morale, a clairement aujourd’hui une nouvelle dimension, politique cette fois-ci. Elle impose à la société toute entière une pensée unique : toutes les opinions se valent, et ne peut tolérer aucun autre point de vue. Or l’objection de conscience se réalise lorsque l’homme ne peut tolérer en conscience de se soumettre à une loi. Dans ce cadre, le principe d’objection de conscience a-t-il un sens dans une société tolérante ? Peut-il se réaliser dans une telle société ? Si oui, comment la société tolérante intègre l’idée d’objection de conscience ?
3. PLACE DE L’OBJECTION DE CONSCIENCE DANS UNE SOCIETE
TOLERANTE
3.1. L’objection de conscience a-t-elle lieu d’être dans une société
tolérante ?
« Si la conscience doit obéir à la raison, c’est bien que cette dernière lui offre des critères de vérité. ». Or la société tolérante refuse l’idée d’une vérité universelle. Ceci nous amène au premier point : l’homme réalise une objection de conscience quand ses convictions morales intimes, qu’il considère comme vérités, lui imposent de s’opposer à une loi. En refusant l’idée d’une vérité universelle, on peut penser que la société tolérante refuse de ce fait que l’homme ait des convictions morales fortes. En effet, la société tolérante impose une norme morale qui doit elle-même être tolérante. Cela n’est pas cohérent avec le fait que l’homme soit intimement convaincu en conscience de certaines valeurs, qui par essence ne sont pas idéologiquement tolérantes. Ainsi, l’objection de conscience n’aurait pas lieu d’être dans une société idéologiquement tolérante car l’individu ne serait pas emprunt de valeurs morales puissantes, qu’il penserait être des vérités, et qui fondent l’objection de conscience.
De plus, comme il a été expliqué auparavant, la société tolérante impose la tolérance, ce qui est intolérant. De ce fait, l’homme, même si il possède des convictions ancrées en conscience, doit tolérer. Mais tous les individus qui constituent la société tolérante doivent aussi tolérer. Or il a été expliqué que l’homme réalise une objection de conscience lorsque sa conscience morale ne tolère pas une loi civile, obligeant l’individu à s’opposer. Il est donc probable que si l’individu est un tolérant idéologique, il ne sera jamais face à un dilemme qui lui imposerait de choisir entre écouter sa conscience ou se soumettre à la loi, puisqu’il est intimement tolérant. La tolérance irait jusqu’à priver l’homme de toute forme de contestation ou d’opposition, dont fait partie l’objection de conscience. Dans ce cas aussi, il semblerait que le principe d’objection de conscience n’est pas de sens dans une société tolérante.
A la vue de ces deux différentes raisons, il paraîtrait que les concepts mêmes qui fondent une société idéologiquement tolérante éludent l’objection de conscience : ce principe n’a pas lieu d’être dans une telle société, l’homme n’ayant aucune raison d’y avoir recours. Si maintenant on part du principe qu’une société tolérante n’exclue pas le fait que l’homme possède des convictions fortes ancrées dans sa conscience morale, les questions suivantes se posent: il y a-t-il une place pour l’objection conscience dans une société tolérante? Comment cette dernière intègre-t-elle ce principe? Peut-elle le tolérer ?
3.2. La société tolérante peut-elle tolérer l’objection de conscience ? La société tolérante impose une norme morale, ceci étant dû au fait que « la tolérance idéologique est toujours liée à une conception individualiste de la conscience morale, selon laquelle l’individu qui décide d’agir et d’adopter un comportement particulier est vu comme une sorte de nomade totalement autonome dans ses choix. ». Cette citation implique que si la conscience morale de l’individu se heurte, voire s’oppose à cette norme morale imposée, alors cet individu sort des rails de la société, il se met sur la touche. Il est ici important de distinguer tolérance et tolérance idéologique. Si la première peut être considérée comme une vertu qui amène à une ouverture d’esprit, la seconde a un caractère d’imposition et de nivellement des opinions qui peut se révéler dangereux, comme il a été montré auparavant. Dans la suite de cette étude, le terme société tolérante sera utilisé dans le cadre d’une société idéologiquement
tolérante.
Si la conscience morale de l’homme amène ce dernier à s’opposer aux lois fixées par la société tolérante, lois qui cadrent avec la norme morale imposée, c’est qu’il considère que ses principes moraux priment sur d’autres principes établis par la société tolérante. Ainsi pour lui toutes les opinions ne se valent pas; il va jusqu’à devenir un danger pour la société tolérante qui le considère comme intolérant, et elle le rejette violement. De ce fait, l’objection de conscience ne peut pas exister dans une telle société, puisqu’elle reviendrait à accepter l’idée que certains individus puissent faire leur examen de conscience en dehors de la norme morale. La société tolérante ne peut donc pas accepter le principe d’objection de conscience, car cela va à l’encontre de ses concepts fondamentaux.
Cette intolérance de l’objection de conscience est renforcée par le fait que la société tolérante, en voulant imposer une pensée unique sous peine de répression généralement violente, ne peut pas se permettre de respecter la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (Article 19 : Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. [5]). Dans une société tolérante l’homme s’exprime mais ne doit pas chercher à convaincre car ‘toutes les opinions se valent’ ; il n’est alors pas possible de faire objection de conscience puisque cela reviendrait admettre que l’individu possède des convictions morales différentes de celles de la société, mais qu’en plus il défende son opinion par rapport à ses convictions qu’il pense plus fortes. Or dans une société idéologiquement tolérante, l’homme doit tolérer les autres opinions, qui ne valent pas plus que la sienne, il n’aurait donc aucun besoin d’avoir recours à l’objection de conscience. Cela est directement lié au fait que la tolérance idéologique supprime le seul point de vue qui respecte la dignité de l’homme. Cette dignité implique que l’homme possède une liberté de fond qu’on lui reconnaît, et permet de vrais débats. Mais cela n’est possible que si la dignité de l’homme est reconnue comme vérité valable pour tous, or la société tolérante n’accepte pas les vérités universelles. L’objection de conscience est donc intolérable puisqu’elle impliquerait que l’homme s’oppose en conscience, et pour sa dignité, aux lois.
Il semble donc que la société tolérante ne puisse pas tolérer l’objection de conscience. C’est ce qu’illustre la citation de Monseigneur Jean Laffitte : « l’acte de refuser en conscience d’obéir à une loi injuste se réalise aujourd’hui dans un contexte de tolérance idéologique qui, par nature, n’est pas disposée à la supporter. Notre thèse est que la société idéologiquement tolérante ne peut tolérer l’objection de conscience, car celle-ci échappe par quelque manière à son empire. » Cette phrase se rapporte à l’actualité ; essayons donc maintenant, en dehors des explications abstraites ci-dessus exposées, de voir quelles en sont les implications dans notre société actuelle.
3.3. L’objection de conscience dans notre société actuelle
Notre société se veut de plus en plus tolérante, et cela se ressent dans presque tous les partis politiques actuels. Cette tendance a des implications fortes en ce qui concerne l’objection de conscience, pouvant aller jusqu’à l’abolition de cette dernière selon le professeur Laffitte.
L’objection de conscience expose l’homme à des sanctions, à moins quelle ne soit codifiée par la loi. Aujourd’hui, l’objection de conscience, indépendamment des principes religieux, est présente dans la législation sur deux thèmes précis : le service militaire et la santé.
Prenons comme exemple l’Intervention Volontaire de Grossesse. Dans la culture contemporaine, l’avortement est devenu un bien, non seulement pour la personne libre de le
pratiquer, mais pour la société elle-même qui le permet, l’encourage, le promeut et le finance. L’idéologie qui a établi puis encouragé l’avortement, en le présentant comme un droit personnel des femmes, a privé la société de toute possibilité de réfléchir sereinement sur la question fondamentale du respect de l’embryon, par crainte justement que soit remis en question ce choix législatif. Ceci est fondé sur le principe de tolérance idéologique : on ne peut pas remettre en question ce droit aujourd’hui, car cela imposerait de se poser des questions fondamentales sur la nature de l’embryon. Cette question est éthiquement très complexe, les réponses sont très diverses, et selon la tolérance idéologique il serait impossible de se prononcer sur une opinion qui pourrait être plus valable qu’une autre : toutes les opinions se valent. La société actuelle ne peut donc pas réfléchir à cette question du respect de l’embryon humain, sa tendance à la tolérance idéologique le lui interdit. Cependant, les médecins qui en raison de convictions morales fortes ne veulent pas pratiquer l’IVG peuvent faire objection de conscience, ce cas étant présent dans la loi. Mais cette clause de conscience des médecins a été supprimée en 2001 pour les chefs hospitaliers. L’Etat oeuvre donc contre l’objection de conscience, car cette dernière exprime un moyen d’échapper à la loi, et viole le principe d’égalité de tous les citoyens devant elle. Effectivement, si le droit à l’objection de conscience existe pour les médecins dans le cas de l’avortement, la loi française a aujourd’hui établi un système de droit à l’avortement. Il est ainsi de plus en plus dur pour les médecins d’exercer ce droit d’objection de conscience, qui se confronte avec le droit à l’avortement.
Le cas complexe de l’IVG illustre le fait que les droits d’exercice d’objection de conscience sont de plus en plus restreints, car ils soulèvent des questions éthiques sur lesquelles tout le monde n’est pas d’accord. La société refuse alors de réfléchir objectivement à ces questions, car elle aurait ensuite à faire prévaloir une réponse, et opte pour une valeur consensuelle. Ce type d’action politique a un effet immédiat sur les possibilités qu’auront les citoyens futurs d’exercer un droit à l’objection de conscience. La principale raison invoquée est celle que tous les individus doivent être égaux devant la loi ; or l’objection de conscience permet de refuser de se soumettre à cette dernière en raison d’exigences fondamentales de la conscience morale.
Selon Monseigneur Laffitte, « une société tolérante ne peut tolérer que s’exerce en son sein un droit d’objection de conscience, car elle n’est plus en mesure d’accepter en les honorant les valeurs supérieures qui s’expriment en son sein. Elle choisit alors des valeurs consensuelles, dont certaines, infailliblement, la conduisent à la mort. » Effectivement, il semble qu’une société tolérante ne soit pas en mesure d’accepter les valeurs supérieures qui s’expriment en son sein, pour deux raisons :
– la société tolérante refuse l’existence de vérités universelles.
– elle impose la tolérance, et donc ne peut pas accepter que les hommes aient des exigences morales fondamentales pouvant être différentes.
Il semble donc que la société idéologique tolérante, vers laquelle nous nous efforçons de tendre, pourrait abolir l’objection de conscience. Mais on peut penser que supprimer l’objection de conscience des textes législatifs ne changera pas les hommes, qui continueront de pratiquer l’objection de conscience comme ils l’ont toujours fait. Comme il a déjà été expliqué, la société idéologiquement tolérante, en imposant la tolérance, se rend intolérante, et ceci peut dériver jusqu’à des systèmes totalitaires. De plus, la seule façon pour elle de lutter contre l’objection de conscience sera la répression de cette dernière par la loi. Nous arrivons alors à une conclusion paradoxale : la société idéologiquement tolérante est par nature intolérante; et elle irait jusqu’à réprimer l’objection de conscience, droit de l’homme pourtant lié aux exigences les plus fondamentales de la conscience morale. On peut penser qu’une telle société entraînerait des réactions fortes de la part des hommes, ainsi privés d’une part de leur dignité, et ne pouvant pas vivre qu’avec des valeurs consensuelles en occultant des valeurs individuelles profondes, réactions qui pourraient la conduire à la mort. La société idéologiquement tolérante n’entraînerait-elle pas ainsi ce qu’elle combattait au départ, c’est-à-dire une société intolérante faisant usage de la répression car elle ne peut accepter la diversité
des opinions et des valeurs fondamentales, quelles soient religieuses ou non ?
Théa JACOB
Hélène COULON