L’objection de conscience, un acte de noblesse

 

L’objection de conscience est, dans une circonstance donnée, le refus d’une norme de droit positif dont l’application est jugée gravement contraire à une norme morale s’imposant à soi.

Ce refus peut notamment constituer, pour son auteur, le seul moyen de sortir humainement d’un état de tension insoutenable auquel le soumet une pression sociale. Ainsi en est-il lorsqu’une personne se trouve poussée, sous prétexte de légalité, soit à renoncer à l’exercice de son activité, soit à s’engager dans la voie de compromis diluant ses convictions[1]. En cela, son refus est un acte humain par excellence.

L’objection de conscience est assez volontiers admise, dans un ordre juridique donné, lorsque son exercice est conforme à la loi. C’est ainsi que se trouve réglementée l’objection au service militaire, à laquelle l’objection de conscience est souvent identifiée. Cette condition n’échappe à la contradiction que parce que les lois en cause ne sont pas les mêmes. L’idée, légitime, est que l’objection opposée à telle loi ne doit pas procéder d’un rejet de toute loi, ni d’un comportement incompatible avec la citoyenneté. C’est pourquoi l’exercice du droit reconnu d’objecter s’accompagne généralement de l’exigence d’une contrepartie sociale. Ainsi l’objecteur de conscience au port des armes doit-il servir son pays autrement.

Ce trait permet de souligner que l’objection de conscience n’est pas un acte de désobéissance civique, ni d’insoumission. Elle ne l’est pas lorsque la loi est objectivement juste ; elle l’est moins encore lorsque celle-ci est gravement injuste, dût-elle alors ne s’accompagner d’aucune contrepartie. La résistance à cette “loi” contraire au bien social est en soi une contribution – proportionnée aux sacrifices qu’elle impose – à ce bien de tous.

Cependant, la limite de ce genre de dispositif est évidente. Si l’objection de conscience est légale pour autant qu’elle est reconnue par les lois, la tentation peut être grande de l’enfermer “légalement” dans des conditions telles qu’elle ne puisse pas légitimement s’exprimer. Il suffit, à l’occasion de la promulgation d’un texte moralement litigieux, de ne pas la prévoir. Il est alors au moins implicitement établi, dans un contexte juridique positiviste, que le texte en question ne peut rencontrer d’objection de conscience légitime.

L’artifice est néanmoins à la fois grossier et totalitaire. Il consiste à faire de la loi positive l’instance ultime de la conscience. Chacun est sommé de l’intégrer en soi comme telle. C’est ce qui est advenu pour la pseudo-loi dite du “mariage pour tous”, au nom de la tolérance. Tandis qu’étaient par ailleurs sabotés les freins institutionnels du référendum, du Conseil économique et social et du Conseil constitutionnel, M. Hollande a décidé que l’objection de conscience devait être exclue de son champ.

Mais un artifice reste un artifice. La conscience demeure ce qu’elle est : un jugement de l’intelligence éclairé par les lois supérieures de la moralité. S’il devait en être autrement, l’homme pour lequel les lois sont faites ne serait plus un homme ; il cesserait d’être libre, pour n’être plus qu’une bête, acceptant son joug parce qu’il est un joug, à l’instar des infortunés patients du Docteur Moreau. De son côté, le texte promulgué, gravement contraire à la loi morale, demeure également ce qu’il est, en dépit de ses prétentions à gouverner les consciences : peu de chose. Rien, en tout cas, qui puisse obliger. Un tel privilège n’appartient qu’à la loi juste, parce qu’elle est en adéquation à la loi naturelle qui incline l’homme à son bien. La “loi” gravement injuste, loin d’exclure l’objection de conscience, la fonde. Sa seule existence invite tout homme digne de ce nom à l’objection, laquelle, face à la contradiction de la pseudo-loi humaine à la loi morale, est la seule attitude honorable. Cette pseudo-loi n’a donc aucune force pour désarmer l’objection de conscience. Ne lui reste que la violence d’État. Celle-ci serait-elle matériellement efficace qu’elle n’en serait pas moins commandée par une déraison à certains égards homicide.

Ces observations permettent de comprendre, nous l’espérons, que l’objection de conscience ne crée pas plus de “conflit de devoirs” qu’elle n’impose de “devoir de désobéir”. Il faut pourtant y insister.

Le “conflit de devoirs” en tant que tel n’existe pas. Nul ne peut se trouver dans des circonstances où il soit dans l’obligation morale de ne pas faire ce qu’il doit. Le devoir consiste pour chacun à se porter au bien que la prudence, éclairée par la conscience, lui commande d’accomplir, ici et maintenant, au regard des lois justes. Il ne peut pas y avoir de devoir d’appliquer une “loi” gravement injuste, puisque son dérèglement même répugne au bien humain.Cette “loi” ne peut entrer dans le champ de la conscience de chacun que pour y être réprouvée. De sorte que le seul devoir d’une personne, notamment lorsqu’il lui est demandé, ès qualités, de l’appliquer, est d’en objecter l’immoralité et de lui dénier toute force obligatoire[2].

La notion de “devoir de désobéir” ou de “désobéissance civique” est également contradictoire. L’obéissance, qui ne s’identifie pas à la soumission, est un acte de vertu, y compris dans le domaine politique. Elle consiste à entrer dans l’intention de l’auteur de la norme pour la faire sienne, afin de l’exécuter le mieux possible. Ainsi le citoyen (en particulier) peut-il, sub-ordonné, tendre lui-même librement à la fin poursuivie. Cependant, par hypothèse, cette obéissance vertueuse ne peut s’exercer que dans le bien. C’est pourquoi un ordre reçu ne peut excuser un tortionnaire des crimes qu’il commet, lesquels ne peuvent pas entrer dans le champ de l’obéissance. À l’inverse, nulle autorité ne peut prétendre à l’obéissance pour imposer l’exécution d’un acte intrinsèquement injuste ou immoral et que la conscience réprouve comme tel. Ainsi, lorsqu’un maire, un médecin, une infirmière, un magistrat, un pharmacien refusent d’appliquer une norme gravement injuste au nom de leur conscience, ils accomplissent leur devoir, lequel n’est à aucun égard une désobéissance.

L’objection de conscience fondée sur une conscience droite réclame – comme toutes les fidélités – un authentique courage. Le persécuteur, le tyran, l’idéologue, cherchent toujours à la mettre “hors-la-loi” en la faisant passer pour une expression d’anarchie, d’incivilité, d’extrémisme, parce qu’elle échappe à leur emprise et qu’ils ne haïssent rien tant que l’homme libre. Cette objection est au contraire une expression éminente de noblesse, d’humanité résistant à la déshumanisation. En notre époque de relativisme sceptique et de désespérance, de dénaturation des hommes, du langage et de tout repère, l’objection de conscience à la “loi” gravement injuste porte témoignage aux yeux de tous de ce qu’est la beauté d’une liberté vraie.

Michel de Garro

 Cetr article a été publié dans L’Homme Nouveau du 22 juin 2013


[1]Jean Paul II, Discours aux participants au Congrès international des obstétriciens et des gynécologues catholiques, 18 juin 2001, n. 4. Nous laissons ici de côté les problèmes soulevés par la “conscience erronée”, qui voit une objection là où il n’y en a pas, ou qui ne voit pas celle qui s’impose. Il suffit ici de rappeler que la conscience même erronée oblige, avec cette réserve : comme en tous domaines, chacun est tenu d’éclairer son jugement. Nul ne peut être excusé de suivre prétendument une conscience qu’il sait reposer sur des connaissances insuffisantes ou, a fortiori, erronées.

[2] Il convient cependant d’observer que deux personnes de qualités différentes pourraient, à l’égard d’un même texte, ne pas se trouver dans une situation d’obligation morale égale. Ainsi d’un maire auquel il serait demandé de prononcer un “mariage” entre des homosexuels, ce qu’il ne peut moralement faire, et d’un magistrat qui serait appelé, pour les personnes concernées, une fois leur “union” juridiquement reconnue, à tirer des conséquences légales particulières civilement attachées à cette situation juridique [patrimoniales, par exemple], ce qu’il pourrait moralement faire, à notre avis, pour autant qu’elles ne soient pas elles-mêmes intrinsèquement immorales.

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