Si la conscience renvoie à nos convictions les plus intimes, c’est dans l’espace commun que nous mettons en œuvre ces convictions avec un souci de responsabilité, c’est-à-dire notamment en tenant compte des conséquences de nos actes. « Vous avez vos convictions, mais aussi des responsabilités, voire le devoir de remplir une mission de service public laïc. ». Cette distinction entre une éthique de conviction et une éthique de responsabilité relève-t-elle d’une simple question de prudence ou de justice, ou bien conduit-elle à une étrange schizophrénie ?
D’où vient cette distinction ?
Max Weber[1] pose cette distinction conviction/responsabilité en face de Kant[2] : « Fais ton devoir, le monde dû-t-il en périr ». L’éthique de Kant est une éthique de la pure rationalité, elle ne s’appuie que sur le principe logique de la non contradiction, et non pas sur le bien et sur le mal qui relèvent de la métaphysique. Le critère de cette pure rationalité de nos maximes est donné par Kant dans des formules dont la plus connue est celle-ci : «Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps valoir comme principe d’une législation universelle».
Puis-je mentir pour sauver un homme, ou ne pas tenir ma promesse ? Jamais, dit Kant, car il serait contradictoire et donc irrationnel de vouloir ériger le mensonge en loi universelle. Ce n’est pas la fin bonne qui doit déterminer mon action, c’est ma volonté comme raison pratique pure et autonome. C’est donc une éthique pure. « L’éthique peut proposer des lois de moralité qui sont indulgentes et qui s’ordonnent aux faiblesses de la nature humaine, et ainsi elle s’accommode à cette nature en ne demandant rien de plus à l’homme que ce qu’il est en mesure d’accomplir. Mais l’éthique peut aussi être rigoureuse et réclamer la plus haute perfection morale. En fait, la loi morale doit elle-même être rigoureuse. Une telle loi, que l’homme soit en mesure ou non de l’accomplir, ne doit pas être indulgente et s’accommoder aux faiblesses humaines, car elle contient la norme de la perfection morale, laquelle doit être stricte et exacte. »[3]. C’est contre cette morale que s’élève Weber en lui opposant une « éthique de responsabilité. Elle se présente comme une « prudence », mais une prudence qui décide du bien et du mal et, finalement, l’emporte sur la conviction. « La distinction entre l’éthique de conviction et l’éthique de la responsabilité débouche sur un choix raisonné (et non pas arbitraire) en faveur d’une morale conséquentialiste »[4]. Parmi les théologiens catholiques également, on rencontre ce type de discours que Jean-Paul II dénonce dans La splendeur de la Vérité : « Suivant l’opinion de divers théologiens, la fonction de la conscience aurait été réduite, au moins pendant certaines périodes du passé, à une simple application de normes morales générales aux cas particuliers qui se posent au cours de la vie d’une personne. Mais de telles normes, disent-ils, ne peuvent être aptes à accueillir et à respecter la spécificité intégrale et unique de chacun des actes concrets des personnes ; elles peuvent aussi aider en quelque manière à une juste évaluation de la situation, mais elles ne peuvent se substituer aux personnes dans leurs décisions personnelles sur le comportement à adopter dans des cas déterminés. »[5]
L’un des exemples les plus frappants est Xavier Thévenot. Parce qu’il conçoit la morale comme « l’art de réguler les antagonismes de façon à faire surgir les dominantes les plus humanisantes », Thévenot analyse ainsi ce qui est pour lui une sorte de pari : « Celui qui décide contre l’avortement du fœtus malformé fait donc le pari existentiel selon lequel il y a généralement un plus grand gain humain à accueillir une vie difforme qu’à la supprimer. Mais cela est précisément un pari et non pas le fruit d’un raisonnement démonstratif froid »[6]. Cela est assez net dans les points de discernement pratique que Thévenot propose au chrétien qui a « cru devoir recourir à l’avortement » pour « sortir d’une impasse : « Ce chrétien s’est-il efforcé, dans sa vie quotidienne, d’être immédiatement ou médiatement solidaire de ceux qui sont dans la nécessité ? La décision a-t-elle été prise dans un climat de prière qui a accepté les interpellations de la Parole de Dieu ? Le désir a-t-il existé, de discerner avec un membre de la communauté ecclésiale ? Y a-t-il eu une réflexion sérieuse, qui s’est efforcée de dépasser les dictées de l’angoisse et des peurs de soi-même, le conjoint ou l’entourage ? A-t-on osé regarder bien en face la gravité objective de l’acte abortif ? Y a-t-il eu enfin un climat d’humilité permettant de reconnaître que la décision a peut-être été erronée ? »[7]. Si l’on devait résumer ces questions d’un point de vue catholique, l’auteur estime que l’acte d’avorter pourrait être justifié si l’on est bien sûr que c’est un péché mortel : on est bien en matière grave, à propos d’un acte parfaitement réfléchi et délibéré, dont on sait tout à fait que l’Eglise le rejette.
Séparer éthique et politique
Le premier enjeu de cette distinction est de séparer ce qui relève de l’éthique, censé rester une affaire privée, et ce qui relève de la politique, régi par le droit : l’éthique dit le bien (relatif à chaque personne), tandis que la politique dit le possible. On peut trouver des racines de cette séparation chez Locke : en pleine crise due aux conflits de religion, Locke propose notre concept moderne de tolérance fondée sur l’empirisme : il n’y a que trois types de vérités indiscutables : les vérités des sens, celle des sciences déductives (comme les mathématiques), et la loi. Tout le reste n’est qu’opinion personnelle, et donc doit être toléré par tous dans les limites fixées par la loi. Locke nie tout à fait l’idée de vérités morales naturelles. D’abord parce que, pour lui, elles seraient innées et donc suivies par tous. Ensuite parce qu’elles ne sont au fond que des règles utiles à la cohésion sociale. Ainsi Locke introduit l’idée d’un droit dont l’ambition est moins de dire ce qui est juste que de rendre possible le fonctionnement de la société.
Revenons à Weber. La responsabilité, pour lui, est polarisée autour du sujet qui agit : je suis responsable, cela signifie qu’il m’incombe de pouvoir répondre moi de mes actes. Emmanuel Lévinas et Hans Jonas corrigeront un peu cette approche : je ne suis pas premier dans cette responsabilité : ce qui est premier c’est autrui, devant qui je dois répondre. Autrement dit, être responsable c’est aussi répondre devant autrui, et non pas seulement devant sa propre conscience. On voit alors que la distinction de Weber se fragilise : pour répondre à autrui, je dois bien m’appuyer sur des convictions que je m’efforce de partager, c’est-à-dire qui prétendent à une certaine universalité, une validité pour tous.
Remise en cause
Sans doute la question est-elle dès le départ mal posée, et il est pourtant rare de voir enfreindre le dogme qu’est devenue cette distinction. La question morale ne peut se réduire à cet insoutenable dilemme. Il est urgent certainement de réarticuler conviction et responsabilité : la conviction n’est pas un fardeau, mais une lumière pour l’action. Et la responsabilité, elle, renvoie précisément à la conviction à partir de laquelle on peut, justement, répondre de nos actes. Opposer conviction et responsabilité, c’est s’obliger à choisir entre deux niveaux de réflexion qui sont tous deux indispensables. En effet, la démarche de notre conscience morale, devant une situation difficile, se développe selon le très classique schéma du raisonnement pratique : Il s’agit d’abord de rechercher les grands principes, qui sont au fond de grandes convictions : Faire le bien, éviter le mal, protéger la vie humaine. Puis la conscience délibère afin de discerner, dans les circonstances présentes, comment ces biens sont en jeu. Puis la conscience porte un jugement objectif sur les actes à poser et enfin nous posons ces actes. Répondre d’un acte, en assumer la responsabilité, c’est justement pouvoir rendre compte de cette démarche intellectuelle, afin d’assumer le jugement d’autrui par exemple, et rendre des comptes.
La difficulté par rapport à cela est que nous concevons l’éthique non pas comme une science pratique, c’est-à-dire un savoir agir, mais comme une boîte à outils en vue de la justification. Il s’agit de construire une éthique qui me justifie, soit en m’appuyant sur mes convictions pour me dégager de toute responsabilité, soit pour me libérer de la culpabilité d’avoir sacrifié mes convictions. Or il est temps sans doute de se réapproprier une authentique éthique de responsabilité appuyée sur une solide éthique de conviction. Or cela nous est interdit : si l’éthique relève de nos convictions à propos de ce qui est bien ou mal, elle doit rester une affaire privée, tandis que le politique prend en charge l’ensemble de la sphère publique dans lequel le droit remplace l’éthique.
Le concept de laïcité
On voit alors comment le concept de « laïcité », qui cherche à cantonner les convictions religieuses dans la sphère privée, va être une arme redoutable contre la liberté de la conscience. Le mot « laïcité » révèle ici une certaine ambiguïté qu’il faut lever. Objectivement, la laïcité signifie une distinction entre ce qui relève du civil et ce qui relève du religieux, pour éviter la confusion : la confusion, c’est lorsque la loi religieuse veut se faire loi civile, mais aussi lorsque la loi civile veut se faire loi religieuse, c’est-à-dire réclame un assentiment qui n’est dû qu’à Dieu. Une saine laïcité est donc celle qui protège la conscience contre cette confusion des ordres, celui du civil et celui du religieux, et qui ouvre à cette conscience l’espace de sa responsabilité.
A qui devons-nous répondre : Autrui ? Dieu ? Nous-même ? La question de l’objection de conscience est celle-ci, et la réponse est finalement assez simple : le premier tribunal est celui de notre conscience. Cette question est particulièrement travaillée dans l’Eglise catholique. Dans sa Lettre au duc de Norfolk[8], il affirme en ces termes le primat de la conscience : « Si, après un dîner, j’étais obligé de porter un toast religieux – ce qui évidemment ne se fait pas -, je boirais à la santé du pape, croyez-le bien, mais à la conscience d’abord, et ensuite au pape ». Commentant cette Lettre, le cardinal Ratzinger développe : « Le vrai sens de l’autorité doctrinale du pape réside dans son rôle de tuteur de la mémoire chrétienne. Le pape n’impose rien d’extérieur; il développe la mémoire chrétienne et la défend. Le toast à la conscience doit précéder celui au pape, car sans conscience, pas de papauté. Tout son pouvoir est celui de la conscience : service d’un double souvenir, sur lequel repose la foi et qu’il faut toujours purifier, agrandir et défendre contre la destruction de la conscience, menacée aussi bien par la subjectivité qui oublie son propre fondement que par les pressions d’un conformisme social et culturel. »[9].
Le fondement de notre subjectivité n’est donc pas que nous soyons « assujettis » à un pouvoir, contrairement à ce que croit Foucault. Nous sommes sujet et non objet, capable de dire « je », parce que nous sommes sujet d’une intériorité qui, d’une certaine façon, nous précède. Cette intériorité ne se manifeste pas à nous comme une vision claire de ce que nous sommes, mais avant tout comme une injonction à agir bien. Notre conscience est en nous à la fois ce qui nous appelle à bien agir et ce qui témoigne de ce que nous avons bien ou mal agi. En ce sens, l’objection de la conscience est l’acte dans lequel la personne manifeste sa transcendance par rapport à tout autre ordre, qu’il soit physique ou social.
C’est cela que l’on nomme la « loi naturelle » : Comme l’indique le mot « loi » (qui a la même origine que le mot « lien », la loi naturelle est cette obligation intérieure que notre conscience nous fait éprouver : devant ce que notre raison nous manifeste comme bon et juste, notre conscience éprouve une obligation. Le problème est triple : D’abord il se trouve que nos intelligences sont obscurcies et peuvent donc se tromper sur le véritable bien. Le second, c’est que notre modernité n’aime pas l’idée que notre conscience aurait besoin d’être éclairée. Le troisième, c’est que nous confondons encore « nature » et « inné », comme si notre nature devait forcément être un déterminisme. Or notre nature est raisonnable : cela signifie qu’il nous incombe de reconnaître le bien et d’y consentir. Aussi la loi naturelle est une exigence certes innée (car nous naissons avec cette nature raisonnable), mais nous ne pouvons la suivre qu’en faisant usage de notre raison. Par exemple, l’exigence de justice implique de reconnaître le droit naturel à la propriété privée, ou plus fondamentalement encore à la vie.
La conscience peut-elle survivre à la démocratie ?
La question qui se pose à notre démocratie, c’est de savoir si elle peut avoir autant de respect pour la conscience. Car la démocratie moderne se trouve ici à une croisée des chemins : la volonté populaire étend-elle sa souveraineté sur la conscience ?
Nous sommes passés d’une prétention monarchique, selon laquelle le pouvoir tenait à la naissance, à une prétention républicaine qui situe l’origine du pouvoir dans la volonté populaire. Seulement il se trouve que, comme l’écrit Benjamin Constant, « La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de liberté des individus, et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne devrait pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe ». La volonté, même générale, demeure arbitraire dès lors qu’elle ne croit plus en la possibilité d’une vérité en sorte que ce ne sont plus les peuples qui sont sacrifiés à un individu, mais l’individu qui est sacrifié au peuple et à sa volonté souveraine. Ce que voit Constant, c’est que la liberté individuelle n’est pas encore garantie par la souveraineté du peuple. Les révolutionnaires ont seulement déplacé le pouvoir, alors qu’il convenait de le limiter pour préserver la liberté des individus. On pressent déjà ici que le sens profond de l’éthique est davantage dans la limitation de la toute-puissance, fut-elle populaire, que dans une rationalité souveraine soucieuse de sa seule autonomie.
Les problèmes éthiques que nous rencontrons aujourd’hui ne viennent pas tant de notre difficulté à discerner entre le bien et le mal, que de notre impossibilité à limiter notre puissance. Pour reprendre un mot de Michel Serre, nous ne dominons plus notre domination. Enfin, et peut-être surtout, le volontarisme conduit au relativisme. Si la valeur n’est pas relative à la nature de l’être mais à la volonté changeante des hommes, à la culture ou même à la « multiculturalité », alors l’individu pourrait bien se voir soumis à ce que lui dicte ce relativisme. Celui-ci est d’autant plus pervers qu’il interdit toute prétention à la vérité au nom de sa propre vérité[10]. Le problème est donc que, privée de limite, la souveraineté populaire aborde désormais les rivages de la conscience. Peut-elle admettre que celle-ci lui résiste ? La conscience doit-elle rester hors d’atteinte du vote démocratique ? Alexis de Tocqueville fait sur cette question quelques remarques pertinentes : « la loi de la majorité ne tient pas sa légitimité du nombre. Elle suppose une unanimité préalable : chacun doit avoir consenti à l’avance à ce vote et à se soumettre à son résultat. Elle suppose surtout que, au-delà d’une majorité qui se dégage de façon contingente, je puisse en appeler à l’humanité. Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ? Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi, c’est la justice. La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple. Une nation est comme un jury chargé de représenter la société univers elle et d’appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il applique les lois ? Quand donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain »[11].
A quoi pouvons-nous nous attendre ?
Dans son livre intitulé La vie avant toute chose, Pierre Simon[12] expliquait en 1979 comment on allait se diriger vers une société pluraliste, dans laquelle chaque individu inventerait n tel pluralisme, pour être absolu, nécessite que chacun renonce précisément à sa conscience au profit du droit.
Le point de départ de Simon est que la notion de vie a changé : elle n’est plus un don mais un patrimoine à conserver et améliorer. Elle n’est plus une réalité biologique brute mais une « relation préférentielle à l’environnement » (définition que Simon emprunte à l’OMS). « Il faudra bien, dans la société nouvelle que nous allons devoir édifier, réclamer avec force une modification fondamentale de la conception de la richesse de l’individu qui s’accorde avec la qualité de la vie et qui ne fera plus référence ni à l’argent, ni à la consommation. Entre les différentes catégories de la population -– à dessein je n’emploie plus le mot « classes » –, entre les déshérités qui n’acceptent pas les impératifs de la consommation et ceux qui possèdent, les nantis, il existe un seul lien possible : le lien socio-culturel. En faisant accéder chacun à la culture, une culture induite par un enseignement laïque, une culture véritablement accessible à tous, la resignification sera la seule morale. Ces mots sont à peser : resignification : En séparant la sexualité de la procréation (à la fois par la contraception et par la fécondation artificielle), on isole des éléments qui prennent leur sens les uns par rapport aux autres et qui, du coup, se trouvent privés de sens. La sexualité devient alors un jeu de rôle que chacun va réinvestir à sa guise, une variable parmi d’autres. La procréation ainsi séparée n’appartient plus à la responsabilité du couple mais va être confiée au pouvoir social chargé de la « qualité de la vie ». Nous n’assisterons plus à ce décalage entre deux catégories d’individus, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Les hommes auront pris conscience que la vie est un patrimoine commun. Ils se dirigeront sur une même route éclairée par une seule transcendance : la transcendance sociale. »[13].
Plus tôt dans le livre, Simon avait expliqué : « L’individu n’est pas encore au pouvoir, mais déjà la société prend le pas sur la Transcendance. La conscience naît de son être collectif. »[14]. L’un des traits les plus marquant de la substitution de la conscience sociale à la conscience personnelle en chacun est cette tendance à la fonctionnarisation (qui est tout à fait dans la ligne de la modernisation de l’Etat de Weber) : fonctionnarisation des médecins et des pharmaciens, invités à n’être que les ministres d’une politique de « santé publique » ; fonctionnarisation des maires, simples officiers de l’Etat Civil qui doivent appliquer la loi votée par le Parlement ; Fonctionnarisation des parents qui, le nom l’indique, ne font qu’exercer une « fonction parentale ». Le fonctionnaire est par définition celui qui agit non par selon sa conscience mais « en vertu de la loi » positive.
Concluons
Où le pouvoir veut-il en venir ? La création d’une société pluraliste est pour certaines de nos « élites » un gage de paix, car elle est synonyme d’hypertolérance. Mais elle suppose en même temps que chacun renonce à la transcendance de sa conscience afin de la laisser la « transcendance sociale » lui servir de conscience. C’est pour Simon, visiblement, le seul moyen de bâtir un monde à la fois hyper individualiste et pacifique, puisque chacun remet en quelque sorte sa conscience individuelle à la société dont l’Etat est seulement le mandataire. Pour Pierre Simon, c’est une question cruciale car il en va de la pérennité de nos sociétés. Pour s’approprier la vie, il est nécessaire de briser tout ce qui lui est relié, la famille, la sexualité, l’Eglise Catholique pour qui la vie est reliée à Dieu. « Servante de la vie, la sexualité n’est ni sacrée, ni maudite : elle est l’apprentissage de la liberté. A ce point, 1968 nous offre deux hypothèses : la révolution sexuelle, dissolvant des valeurs réputées fondamentales par la société, la religion et les tenants de la morale qui s’y réfèrent, entraînera ou bien la chute de cette société, ou bien sa mutation en société pluraliste. Le type de société à instaurer allait déterminer, pour nous, en France tout au moins, le moyen à utiliser en fonction du régime politique alors en place. Néo-rousseauisme ou société permissive, ou société pluraliste? C’est cette dernière que nous avons choisie pour objectif. »[15] Et Pierre Simon, avec une lucidité remarquable, prévient : « On peut schématiser en deux alternatives opposées le devenir de la société occidentale, et imaginer deux modèles extrêmes vers lesquels elle peut tendre et où la sexualité n’interviendrait que comme une variable parmi d’autres. D’un côté, une société hypercomplexe, à forte cohésion interne, qui aurait su intégrer la libéralisation des mœurs tout en maintenant la structure familiale de base, qui aurait su également supprimer les tensions de toutes sortes génératrices de déséquilibres et de frustrations, capable d’une grande tolérance à l’égard des déviances. Cette sexualité épanouie ne peut se concevoir que dans un contexte économique, politique et moral serein. Elle présuppose en particulier la capacité des sociétés occidentales à renouveler leur « image du monde », à formuler de nouvelles fins collectives, à s’inventer une nouvelle morale.
A l’autre extrême, une société en voie de désintégration, incapable de préserver ses institutions (y compris l’institution matrimoniale), incapable de surmonter les conflits d’intérêt et de valeur, où la dévalorisation des relations sexuelles serait un des aspects de la dépréciation plus générale des rapports humains. Ce modèle ne peut être que celui d’un état transitoire ayant toutes les chances de déboucher à terme sur une société à pouvoir totalitaire de type fasciste »[16]. L’objection de conscience est peut-être le lieu d’un enjeu plus radical que jamais : il ne s’agit plus seulement du droit de ne pas faire ce qui heurte notre conscience, mais de celui d’avoir, simplement, une conscience.
Pascal Jacob, philosophe, auteur de L’Ecole, une affaire d’Etat Fleurus Mame 2008 et de La morale chrétienne est-elle laïque ?, Artège 2012
[1] Max Weber (21 avril 1864 à Erfurt – Munich le 14 juin 1920) est un économiste et sociologue allemand, considéré comme l’un des fondateurs, avec Karl Marx et Émile Durkheim), de la sociologie moderne. On lui doit notamment l’idée que la bureaucratie est la forme achevée de l’Etat moderne, dans laquelle l’autorité est « rationnelle-légale » et non plus charismatique ni traditionnelle.
[2] Emmanuel Né le 22 avril 1724 à Königsberg, capitale de la Prusse-Orientale, où il meurt le 12 février 1804. En morale, il est notamment influencé par Rousseau. Il développe une éthique du devoir, fondée non sur le bien mais sur le pur respect du devoir. C’est le philosophe de l’autonomie de la volonté, qui produit elle-même, comme « raison pure pratique », la loi morale.
[3] Kant, Leçons d’Ethique
[4] Weber, Dictionnaire d’Ethique
[5] Jean-Paul II, La splendeur de la Vérité, n° 55
[6] Xavier Thévenot, « Avortement et discernement moral chrétien », in dir. Doré J., Ethique religion foi, Revue Le Point Théologique, p. 210
[7] Xavier Thévenot, ibid.
[8] Livre écrit et adressé en 1875 par le cardinal Newman au duc de Norfolk. Il y défend en particulier la liberté de conscience, contre le Premier ministre britannique William Ewart Gladstone, qui avait critiqué la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale lors du Concile Vatican I.
[9] J. Ratzinger, Appelés à la communion, Paris, Fayard, 1993
[10] Pascal Jacob, La morale chrétienne est-elle laïque ? Artège, 2012
[11] Alexis de Tocqueville, La démocratie en Amérique, Flammarion, 1999
[12] Pierre Simon (1925-2008), médecin et homme politique français. Il fut grand maître de la Grande Loge de France de 1969 à 1971 et de 1973 à 1995. Il poursuit son action en faveur d’une nouvelle gestion du concept de vie dans les années 1980 en militant en faveur des techniques de procréation médicalement assistée mais en œuvrant aussi à la réforme de la période de la fin de vie au sein du mouvement pour « le droit de mourir dans la dignité ». Le prix Pierre Simon « éthique et société » a été créé en son honneur sous le patronage du ministère de la Santé et récompense chaque année des personnalités et des œuvres qui s’inscrivent dans le cadre de l’action et de la réflexion sur l’éthique. (Source : Wikipedia).
[13] Pierre Simon, La vie avant toute chose, p. 239
[14] Pierre Simon, La vie avant toute chose, p. 87-86
[15] Pierre Simon, La vie avant toute chose, p. 190-191
[16] Pierre Simon, La vie avant toute chose, p. 226-227