La République face à sa conscience

[Tribune de Thibaud Collin, parue dans le Figaro, samedi 15/06/13]

Le refus par certains maires de célébrer des mariages entre personnes de même sexe révèle deux logiques qui se font face. Celle du pouvoir qui rappelle qu’une loi doit être appliquée quel que soient les états d’âme des citoyens et a fortiori des maires. En effet, si l’application de la loi était mesurée par la conscience individuelle, le sens même de la loi serait détruit. Celle-ci ayant pour objet la vie commune ne peut accepter sous peine d’anarchie que des individus s’y soustraient. Face à cette logique légaliste, se dresse celle de la conscience morale, sanctuaire irréductible à tout rapport de force, lieu où l’humanité éprouve sa dignité et le courage de dénoncer des lois injustes. En effet, si toute loi devait être appliquée sans discernement, cela signifierait que la loi est mesure du juste et qu’il devient impossible de contester une quelconque loi votée. Coupée de la conscience, la démocratie deviendrait alors le règne de l’arbitraire et du fait accompli majoritaire.

Dès lors, ne sommes-nous pas devant un problème pratique insoluble ? Une société ne peut se passer de lois et toute loi exige une obéissance soutenue par la possible coercition. Mais la même société ne peut se passer de la voix de la conscience humaine, ressource d’un perpétuel questionnement sur la justice des lois. L’inquiétude morale ne peut sans dommage être exclue du champ de la vie politique.

En épousant le diagnostic et la solution élaborés par la philosophie politique moderne depuis le XVIIe siècle, la République laïque n’a-t-elle pas mis au cœur de son identité le respect de la conscience ? Revenons sur les présupposés de la situation actuelle pour en estimer la gravité.

Le régime démocratique libéral est élaboré pour répondre au conflit des croyances religieuses cherchant chacune à imposer son hégémonie dans le champ politique. Pour éteindre ce foyer de guerre civile, il convient de neutraliser la dimension politique des croyances en les circonscrivant à la vie privée. La paix repose ainsi sur la division du monde humain en deux sphères régies par deux principes différents mais pensés comme complémentaires : la sphère de la vie publique régie par les lois, communes, contraignantes et neutres en matière religieuse et intellectuelle; la sphère de la vie privée régie par la conscience personnelle libre. Cette solution semble pertinente mais elle a un coût, longtemps passé inaperçu, qui rejaillit dans le débat actuel.

Ce coût est la perte de l’unité de la personne, du lien intrinsèque entre ce qu’elle pense et ce qu’elle fait. Spinoza l’assume explicitement dans son Traité théologico-politique. « Nous voyons suivant quelle règle chacun, sans danger pour la paix de l’État, peut dire et enseigner ce qu’il pense ; c’est à la condition qu’il laisse le souverain le soin de décréter sur toutes actions, et s’abstienne d’en accomplir aucune contre ce décret, même s’il lui faut souvent agir en opposition avec ce qu’il juge et professe qui est bon. » Il s’agit donc d’une sorte de troc : ma liberté de penser sera d’autant plus garantie que j’abandonnerais la détermination de mes actes à la loi. Mais une telle position s’oppose de plein fouet à l’honneur d’un homme libre en tant qu’il lui conseille tout simplement l’hypocrisie. Elle contient aussi un secret mépris pour l’agir humain identifié à un strict conformisme de façade et non plus à l’expression de la personne dans son orientation fondamentale. Bref, cette dualité fondatrice ne fonde-t-elle pas une logique de dépersonnalisation des rapports humains et de la politique ?

Le maire ou le fonctionnaire ne serait que le maillon impersonnel d’une loi et sa liberté ne pourrait se manifester que dans son for interne. Qui ne voit qu’on a là le ressort d’une politique court-circuitant toute responsabilité au profit d’un pouvoir anonyme déroulant ses procédures ?

Vaclav Havel, dans un texte écrit pour être lu à Toulouse en 1984 et intitulé La politique et la conscience, exhorte les démocraties de l’Ouest à considérer les régimes de l’Est comme l’avant-garde d’un danger majeur, « la domination totale d’un pouvoir hypertrophié, impersonnel, anonymement bureaucratique, qui opère en dehors de toute conscience ». « Le politicien moderne est transparent. Derrière son masque circonspect et son langage artificiel, nous ne trouvons pas un homme enraciné dans l’ordre du monde naturel par son amour, sa passion, ses goûts, ses opinions personnelles, sa haine, son courage ou sa cruauté ; tout cela est tenu pour une affaire purement privée, est relégué dans sa salle de bains. Si nous découvrons quoi ce soit derrière le masque, ce ne sera qu’un technologue plus ou moins adroit du pouvoir. »

En ignorant de manière procédurale les cas de conscience de maires ou de fonctionnaires cherchant la vérité sur ce qui est juste, la République risque de nier ce qui la rend possible : l’honneur et la responsabilité des citoyens.

Thibaud Collin

Cette tribune est parue dans Le Figaro (15-16/06/2013)

 

 

 

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