Le prophète s’élève contre l’idolâtrie ou contre l’infidélité des hommes. Il dénonce un mal. Son action s’incarne dans un lieu et dans un temps et son message est adapté à ce contexte particulier. Pour comprendre la nature de l’action prophétique de l’objecteur d’aujourd’hui, il faut comprendre dans quel contexte il s’insère.
Quel contexte ?
Notre contexte est celui de la postmodernité tardive mais pour bien le saisir il faut avoir en tête qu’il est le fruit d’une longue histoire de ruptures sur lesquelles il est important de revenir.
Dans la société pré moderne prévaut la conception classique de la loi qui est pour reprendre la définition de saint Thomas « Ordonnance de raison en vue du bien commun ». Le lien entre loi, raison et nature est ici évident et ne pose aucune difficulté. La question de l’objection ne se pose pas dans les termes actuels puisque la loi est finalement un ordonnancement de la raison, davantage qu’un acte de volonté du législateur. Par ailleurs, le champ d’exercice de la loi était alors beaucoup plus étroit. Mais cette union intime entre loi, raison et nature va progressivement se briser avec le long processus de dissolution de l’unité sociale qui s’opère tout au long de la modernité. La fin de l’unité religieuse constitue à coup sûr une première rupture importante. Le passage à l’absolutisme, la montée en puissance de la bourgeoisie et la recomposition nécessaire du rôle de la noblesse poussent à réfléchir sur la nature du politique. Les contractualistes réfléchissent à une forme d’association qui tout en préservant la liberté de l’individu permette de sauvegarder l’unité sociale. Promouvoir la liberté individuelle tout en sauvegardant l’unité sociale revient à jouer à l’apprenti sorcier. Rousseau est certainement celui qui a incarné le plus parfaitement cette schizophrénie. Chez lui elle a d’ailleurs abouti à deux modèles complètement antinomiques : d’une part celui des considérations sur le gouvernement en Pologne où l’individu disparaît pour se fondre dans le citoyen et d’autre part celui de l’Emile. Dans les deux cas, soit l’individu abdique au profit du collectif (le modèle de Sparte), soit le collectif disparaît et ne subsiste plus que l’errance individuelle (l’anarchie). Le seul moyen de résoudre cette tension serait d’avoir une société de saints où tous spontanément s’orienteraient vers le bien commun.
Surfant sur ce paradoxe de la modernité politique, la loi oscille donc entre deux rôles différents
- Soit la loi est au service du collectif et elle vise à fondre l’individu dans la religion politique. C’est le cas par exemple dans tous les grands totalitarismes modernes : révolution française, communisme, nazisme. A chaque fois il s’agit de religions séculières qui s’imposent sous couvert de raison et de progrès. La liaison entre liberté individuelle et unité sociale se fait par le biais de ces religions sociales qui forcent l’individu à être libre, et cela même contre son gré. Contre la volonté de tous qui peut errer, il faut donc imposer la volonté générale expression de la raison, telle est l’idée de Rousseau. Là est la racine du totalitarisme : forcer l’homme à devenir « libre », tel est le moyen de réconcilier individu et communauté politique. A chaque fois cette conception de la loi totalisante qui broie l’individu s’est heurté à des individus qui ont refusé de sacrifier sur l’autel de la religion collective : ainsi les prêtres réfractaires pendant la révolution, les dissidents du monde communiste qui ont fait objection individuelle ou collective (on pense à la Charte 77 ou au mouvement Solidarité) ou encore tous ces individus qui ont poussé dans l’Allemagne hitlérienne au sursaut moral.
- Soit la loi est au service de la régulation des errances individuelles. C’est le régime dans lequel nous sommes.
Quel que soient les oscillations entre totalitarisme et libéralisme, le socle commun est constitué par un décrochement de la loi à toute attache rationnelle, soit sous la forme d’une inclusion dans la folie totalitaire soit sous la forme d’un accompagnement de l’anomie relativiste.
Comment est-on passé du 1er modèle au deuxième ? Il est certain que l’expérience du nazisme et le moment fondateur qu’est Nuremberg ont joué un rôle important. En jugeant les criminels nazis, Nuremberg met en avant le devoir d’insurrection face à la folie totalitaire et absolutise les droits de l’homme. La loi ne peut être un absolu et sans attache à la raison elle ne vaut pas et doit même être refusée comme illégitime, tel est en substance le message de Nuremberg. La critique du principe démocratique est ici implicite : en mettant Hitler au pouvoir, le peuple a erré et la volonté générale peut dans certains cas déboucher dans l’erreur et l’injustice. Face au positivisme implicite d’un Eichmann qui se protège derrière l’obéissance aux lois et aux ordres, il faut donc instaurer un principe universel qui puisse surplomber la loi positive. Retour au droit naturel : oui en apparence, non sur le fond. Quel est ce principe universel : ce sont les droits de l’homme. C’est ce qui explique la mise en place dès 1948 de la déclaration universelle des droits ainsi que la Cour pénale internationale. En quelque sorte si un pays peut errer, il revient à la communauté des Etats « raisonnables » de faire respecter ce principe qui s’impose universellement. Le droit d’ingérence n’est pas loin. Cette absolution des droits a pour conséquence de consacrer la prééminence de l’individu et de ses droits dans la loi. On passe dans la version libérale de la loi. C’est ainsi que se sont développés toutes sortes droits : droit au transport, droit à l’environnement, droit à la santé reproductive, droit à mourir dans la dignité, droits de la conscience, etc. Mais un droit peut s’opposer à un autre droit : le droit d’entreprendre peut s’opposer au droit à un environnement propre, le droit au transport peut s’opposer au droit à la propriété ou au droit à l’environnement. Des règles doivent être alors trouvées pour faire cohabiter ces droits mais on voit bien que les frontières peuvent bouger en fonction des rapports de force en présence. La chose est plus complexe, quand il s’agit d’un droit au caprice individuel (droit à faire le mal, droit à faire ce qui est injuste) car la mise en œuvre de ce droit oblige d’autres à place à coopérer à leur caprice. Du totalitarisme au libéralisme libertaire, on passe finalement du règne de la folie collective au droit individuel au caprice. Passage du monothéisme totalitaire au polythéisme libéral. Sans boussole, la cohabitation se base sur un équilibre en perpétuelle recomposition. La question posée finalement est la suivante : comment faire cohabiter deux droits alors que l’Etat n’a aucune boussole ? Dans ce genre de situation, c’est donc l’arbitraire qui prime en fonction des rapports de force en présence. Voilà donc où nous en sommes : c’est dans ce contexte que s’insère l’objection.
L’objecteur comme signe de contradiction
Ce monde où le caprice individuel devient la règle pourrait paraître un monde de bonheur et c’est d’ailleurs ce que l’on veut nous faire croire. Paradis où chacun peut se livrer à ses moindres désirs.
1/ Mais cet univers de liberté absolue cache finalement un monde où les faibles sont des empêcheurs de tourner et n’ont pas le droit de ce fait au chapitre. Poser les droits de l’homme en boussole absolue permet certes que les forts soient protégés mais elle est sans utilité contre les faibles, ceux à qui n’est pas déniée la qualité de personne. Ceux-là sont sans droit : on le voit pour l’embryon mais également maintenant pour les handicapés ou les personnes en fin de vie. Pour le philosophe australien Peter Singer, la personne est ou n’est pas selon son degré de conscience. C’est ainsi que Singer reconnait à certains grands singes la qualité de personne alors qu’il la dénie au nouveau-né ou à certains handicapés mentaux. L’objecteur rappelle donc à la fois que tout être humain est une personne depuis le début de la vie jusqu’à son extinction naturelle mais surtout qu’aucune loi humaine ne peut décider qui est digne de vivre ou non. On le voit dans la vie à naître et demain dans la vieillesse et le handicap.
2/ Ce monde de plaisir apparent cache finalement un énorme mensonge. Le plaisir est sur les écrans et dans les magazines mais ce paradis virtuel cache une société qui est de plus en plus dépressive. Que l’on parle de traumatisme post avortement, de fragilité homosexuelle, des dégâts de la pilule, de montée du suicide ou des paradis artificiels, la mise en avant des caprices individuels ne fait que produire la désillusion ou la fuite dans la démesure qui à la fin aboutit au néant. On promet aux gens le bonheur et « l’éclate » mais finalement tout cela a un goût bien amer. L’objecteur a donc un message à donner sur le vrai bonheur qui n’est pas de suivre ses instincts ou ce que fait la foule mais d’agir en raison en, se coulant dans cet ordo amoris qui est le seul à procurer la paix de l’âme.
3/ Face à la loi injuste, l’objecteur rappelle qu’il existe une loi naturelle : l’objecteur ne désobéit pas mais obéit à une loi qui s’impose à lui. L’objecteur nie à la loi positive tout caractère contraignant t en ce sens il met en cause les principes mêmes de la démocratie. L’éthique communicationnelle de Jürgen Habermas visait à trouver un fondement rationnel à la loi : c’est par la discussion et par la procédure qu’un accord pouvait être obtenu qui fonde la loi. Si cette éthique communicationnelle a été critiquée par le philosophe allemands Robert Spaemann car elle aboutit selon lui au pouvoir du meilleur communiquant, l’objecteur est également une critique vivante dans la mesure où il affirme la subordination de la loi à certaines réalités naturelles. C’est certainement ce deuxième aspect qui est le plus insupportable aux mentalités actuelles.
4/ L’objecteur est un prophète qui dans des domaines très divers rappelle des vérités qui sont bafouées : la vie démarre à la conception et se termine à sa fin naturelle, l’avortement tue une vie humaine et produit un traumatisme pour la mère, la pilule du lendemain est potentiellement abortive, il n’est de seul mariage qu’entre un homme et une femme, la dignité d’homme ou de femme est un don et non un choix arbitraire, pour la structuration de l’enfant il vaut mieux avoir un papa et une maman que deux papas ou deux mamans etc.
Alors là encore il faut avoir le courage de dire les choses avec humanité mais également avec fermeté pour le bien de la personne que l’on a en face.
6/ En refusant cette dissociation entre for interne et for externe, l’objecteur rappelle également l’unicité de la personne humaine dont les actes extérieurs ne peuvent être qu’en adéquation avec la conviction intime. Il réveille la conscience morale anesthésiée sous les coups de l’éthique de la responsabilité. C’est la vie dans la vérité qui est ici en cause. Le fait de coopérer à un mal participe du mensonge général. C’est le fameux exemple de Vaclav Havel dans son essai sur le pouvoir des sans pouvoirs. Faire objection, c’est donc refuser cette schizophrénie, affirmer l’unicité de la personne humaine et la non réduction de la moralité à la seule intention.
7/ L’objecteur fait donc le choix prophétique de la vie dans la vérité. Le pharmacien assume son devoir de conseil jusqu’au bout, quoi qu’il lui en coûte pour le bien du client. Tout l’enjeu est ici dans la communication. Si l’on assume son choix de vivre dans la vérité, il est important de vouloir le faire partager pour le plus grand bien de ceux que l’on rencontre. Ainsi le médecin qui reçoit une patiente pour une consultation avortement aura à cœur de la prévenir de tout le mal qu’elle peut se faire à elle-même et aux autres. De même pour la maire qui reçoit deux personnes de même sexe qui souhaitent se marier. On sait que c’est dans toutes ces situations que se joue l’enjeu prophétique.
8/ Enfin l’objecteur annonce une nouvelle société et de ce fait agit pour le bien commun. L’Etat n’assure plus le bien commun dans un certain nombre de domaines : santé, éducation, famille, etc. C’est le même constat qu’avaient fait les dissidents notamment en Tchécoslovaquie et c’est ainsi qu’ils avaient prôné le développement de structures parallèles censées agir par suppléance. Nous en sommes là aussi : sur les ruines de la dissociété, il nous faut reconstruire et l’objecteur est l’une des pierres d’angle de cette nouvelle société.
Philippe Cappello